Ce que cherche l’être humain, Paul Le Bohec

Un texte fondateur pour ma part, pour une fois l’enfant (ou l’adulte) est vu autrement.

Ce que cherche l’être humain.

La société a cru pouvoir faire des économies en se dispensant de créer des structures d’enseignement à dimensions humaines …et elle a dépensé dix fois plus en policiers, gendarmes, juges, prisons, gardiens, psychiatres, hôpitaux car elle a récolté incivilité, chahut, délinquance, violence, conduites de fuite dans la maladie, la drogue, le suicide…

Que peut-on faire face à ce désastre généralisé ? C’est, me semble-t-il, essentiellement au niveau de l’école qu’il faudrait reprendre les choses à la base et revoir entièrement la copie.

Il y a urgence et soutien à apporter à personnes en danger. Et plus tôt on interviendra et plus on sera efficace. Georges Mauco, un psychothérapeute disait : « Je ne connais rien de plus émouvant que de voir un homme de quarante-cinq ans se délivrer en sanglotant d’un chagrin d’enfant qu’il n’avait jamais pu exprimer jusque-là. » Oui mais, s’il avait pu le faire, sous une forme ou une autre, au cours même de son enfance, ce sont trois ou quatre décennies de souffrance qui lui auraient été épargnées !

L’école peut avoir une grande influence. Dans un premier temps, elle peut permettre la symbolisation de problèmes par l’expression-création et préparer éventuellement leur future sublimation. J’aime la formule : « L’enfant dicte, l’adulte écrit ». Ma participation à plus de quatre cents co-biographies d’adultes et la lecture, entre autres, de Freud, Cyrulnik, Morin…etc. m’ont persuadé de la très grande véracité de cette idée. Cependant, au niveau du primaire, nous sommes placés à un moment où l’enfance peut encore se remodeler. Et ce qui peut s’y passer pourra avoir une influence importante, sinon considérable, pour la suite de la vie. Je propose ici d’examiner comment notre pédagogie peut aider les êtres à partir de leurs données personnelles : hérédité, événements, incidents, accidents de l’enfance. Il ne s’agit pas de sortir de notre rôle mais de faire simplement ce qui devrait être l’essentiel de notre métier, c’est-à-dire de permettre la conquête d’un maximum de langages que les enfants pourraient utiliser à leur gré suivant leurs besoins du moment et leur degré de sécurité.

Pour avoir instauré très tôt dans ma classe une dominante expression-création avec un certain nombre d’enfants cognés par la vie, j’ai pu vérifier qu’ils ne se privaient pas de le faire dès que l’occasion leur en était donnée.

Pour essayer de mettre un peu d’ordre dans l’examen de tout ce qui a pu ou pourrait se réaliser, on peut s’appuyer sur « ce que cherche fondamentalement l’être humain », à savoir : « survivre, exister, risquer, régresser, montrer, voir, subir, salir, revivre pour se réparer et pour re-jouir » – (Tout en sachant bien évidemment, parce que nous avons souvent été amenés à prendre en compte la complexité, que chaque verbe est rarement totalement séparable des autres.) –

Ces verbes doivent correspondre à une certaine réalité puisque, lorsque l’on pousse les choses, on débouche sur : autoritarisme, racisme, conduites suicidaires, mégalomanie, infantilisme, exhibitionnisme, voyeurisme, perversion, masochisme, sadisme…C’est la preuve que ces pulsions existent chez l’être humain. Mais, à notre avis, l’un des rôles de l’école serait de les circonscrire dans des limites acceptables et même de les rendre bénéfiques pour tous. Voici ce qu’en dit Freinet :

« L’individu qui peut, par (des) moyens normaux conserver et exalter sa puissance, ne reste pas sur le quai et n’a donc pas à envisager des règles de vie anormales pour s’en sortir.

Il est malheureusement bien des cas où les conditions physiologiques, l’attitude rejetante ou accaparante des recours-barrières empêchent l’individu de se réaliser selon ses vraies lignes de vie. Comme il ne veut pas sombrer, il est contraint d’avoir recours à des règles de vie erzatz.

Si aucun recours sympathique ne l’aide ni le conseille, il en est réduit à se livrer à une empirique expérience tâtonnée qui, selon les circonstances, peut l’entraîner aux pratiques les plus maléfiques qui tendent malheureusement à s’ancrer dans le comportement pour dégénérer en indélébiles techniques de vie.

Il appartient aux parents et aux éducateurs qui n’ont pas su, ou pas pu éviter le refoulement, d’aider au moins les enfants à s’orienter vers les règles de vie les moins dangereuses, jusqu’à les conduire si possible vers celles qui lui permettront encore de se libérer et de retrouver la puissance….

Sauf dans les cas exceptionnels, il est toujours possible de faire monter les enfants…et d’autant plus facilement qu’ils sont plus jeunes – dans cette hiérarchie des valeurs pour les conduire vers la jouissance artistique qui est comme la sublimation des auto-jouissances des degrés inférieurs et, par delà la jouissance artistique, jusqu’à l’expression et la réalisation artistique qui sont l’exaltante envolée vers les sommets pour retrouver les lignes de vie et reconquérir la puissance.  »

(Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation p. 240. Editions de l’Ecole Moderne Française. Cannes. 1950)

– (Evidemment, dans le désert culturel immense de l’école d’il y a soixante ans, l’art était pour les Freinet l’un des premiers nouveaux territoires à offrir aux enfants) –

A mon avis, dans ce texte, il faut surtout s’arrêter sur le mot « sublimation » qui justifie beaucoup de nos actions. Il signifie, entre autres : « dérivation des instincts vers des buts altruistes, spirituels ». Par exemple, le « voyeurisme », condamnable sur le plan sexuel (pédophilie), peut se sublimer en observations scientifiques, en activités littéraires, artistiques, photographiques, cinématographiques…. (« Microcosmos », » les Oiseaux migrateurs », « La planète singe »…). C’est un voyeurisme, non seulement admis par la société, mais même souvent récompensé (Prix Nobel, Césars, Oscars…)

A l’I.C.E.M., nous nous sommes souvent attachés à observer le comportement de nos élèves pour essayer de réagir de la façon la plus adéquate possible. L’éthologie étant précisément la science des comportements, nous pouvons bénéficier de ses apports dans nos efforts pour rééquilibrer les enfants afin qu’ils deviennent disponibles pour la connaissance. C’est ainsi que nous pouvons nous appuyer sur les ouvrages de Boris Cyrulnik ( « Un merveilleux malheur » – Odile Jacob). Il cite, par exemple, un garçon qui, enfant, avait été déporté à Auschwitz et qui disait à peu près ceci : « Il n’y a aucune situation, aussi catastrophique soit-elle, qui ne puisse être tournée au positif. » Il suffit de pouvoir s’appuyer sur des « tuteurs de résilience » (De résistance aux coups). « La résilience est le processus qui permet à un développement de faire face à tous les événements qui se présentent. » (Cyrulnik). Notre pédagogie qui s’est toujours préoccupée de développements peut en fournir un bon nombre. Nous allons essayer de les repérer en considérant successivement différents aspects.

survivre

Le suicide des jeunes est l’un des phénomènes les plus révoltants de la société d’aujourd’hui. Après les accidents de la route, c’est la deuxième cause de mortalité des jeunes. Comment peut-on en arriver là alors que la tendance fondamentale de tout être vivant est de tout faire pour survivre ?

On sait maintenant que ce drame se produit à la suite d’un excès d’humiliation, de marginalisation, de dévalorisation, de difficulté à communiquer, d’épreuves trop fortes (abandon, séparation, divorce, deuil…). Mais comment se fait-il que ces accidents de vie n’aboutissent heureusement pas nécessairement au renoncement définitif ?

La nécessité d’une parole est, semble-t-il, un élément incontournable. Maintenant, dès qu’un événement grave s’est produit, on se préoccupe immédiatement de créer une cellule de soutien qui a pour fonction essentielle de permettre d’en parler. A l’école, c’est chaque jour que l’on peut mettre à la disposition des enfants qui en éprouveraient le besoin, un bon échantillon de langages : écrit, oral, chant, dessin, corporel, mathématique, audio-visuel, informatique…

Mais elle peut également initier à quelque chose de plus profondément inscrit dans l’être. Je veux parler de la passion qui est ce qui peut favoriser au maximum l’envie de continuer à vivre. Ceux qui ont pu s’y inscrire assez tôt y trouvent le moyen de faire face sans problème aux moments difficiles : passion de la connaissance, de la découverte, de la création, de l’écriture, du dessin, de l’art, de la musique, de l’échange, de la relation, de l’effort sportif, de la lutte, de l’engagement, de l »organisation d’activités, de l’animation de débats, de la prise de responsabilités, de l’aide aux autres… On a maints exemples d’individus qui ont réussi leur vie parce qu’ils se sont installés très tôt, par hasard ou par chance, dans une activité qui les a saisis ou dont ils se sont saisis. Généralement, au départ, c’est souvent dans le cadre de la famille que les choses s’inscrivent. Mais l’école peut également ouvrir tranquillement, simplement, sans grande démonstration, sans excès, sans outrance à des domaines qui ne sont pas de son ressort. Voici par exemple ce que m’en écrit Pierrick Descottes :

 » En l’occurrence, je voudrais évoquer le cas singulier de Pedro, un garçon très chargé psychologiquement, hanté par les questions touchant à la mort et qui a de grandes difficultés à maîtriser ses impulsions. Les rares moments où il fait preuve de vraie concentration et de calme sont quand il dessine ou écrit librement. Autant dire qu’il investit fortement tous ces moments et bien d’autres encore, passant invariablement du dessin à l’écriture de manière quasi compulsive. Il a écrit, cette année, une multitude de textes souvent très noirs où la violence et la mort étaient omniprésentes. Ses dessins, toujours au stylo noir, étaient au diapason. Et puis, sur quelques instants de grâce créatrice, il nous a livré des poésies de toute beauté, avant de replonger dans ses affres. Côté dessin, il n’a jamais rien voulu présenter au groupe, se contentant d’amasser anarchiquement ses productions qui terminaient pour l’essentiel à la poubelle. Je me suis contenté de laisser faire de ce côté, parfois même sur des moments d’activité qui n’avaient rien à voir avec le dessin, convaincu que cela était nécessaire à son équilibre très instable.

J’ai la conviction que, sans cette liberté d’écrire ou dessiner presque à tout moment, Pedro pourrait littéralement disjoncter. On n’en a pas été loin, bien des fois, mais il a pu être ainsi disponible pour d’autres apprentissages, même si cela s’est avéré très inconstant. Qu’adviendra-t-il pour lui au collège qui lui laissera certainement moins de liberté en la matière ?

exister

Etre reconnu, compter pour quelqu’un, faire son trou, « prendre au moins une fois la tête du peloton  » (Freinet), trouver sa place…

Il n’est pas besoin d’insister pour faire admettre la réalité de cette tendance de l’être humain car elle se manifeste sans cesse en tout temps et en tous lieux. C’est évidemment d’ordre social. Le plus souvent, on cherche à se faire accepter par la communauté où l’on vit en tenant soigneusement compte de ses critères d’apathie ( ?) pas ses rituels, bref, si vous n’étiez pas « normal ». Et il faut parfois peu de chose pour être refusé : comme naguère ceux qui, malgré quatre décennies de présence dans la commune, restaient toujours des « hors-venus » parce qu’ils avaient eu le malheur de naître dans le village d’à côté, à cinq kilomètres. Avec le développement des communications, ce type de préjugés tend sans doute à disparaitre. Cependant, d’autres groupes sociaux se sont constitués et le problème de l’insertion demeure. Qu’est-ce que l’on ne ferait pas pour être accepté ! Mais si on supporte difficilement d’être nié, c’est encore pire quand on est renié. Cela peut pousser au suicide comme cette ancienne étudiante qui avait découvert avec horreur qu’elle comptait beaucoup moins qu’elle ne le croyait dans la famille d’accueil où elle vivait depuis sa petite enfance. C’est dans la vie quotidienne que l’on peut continuellement percevoir ce besoin d’être comme les autres. Le différent fait peur. Nous, les freinétistes, nous savons que nous faisons peur parce que nous sommes différents.

Mais, dans notre mouvement, voyez la contradiction : pour être comme les autres, il ne faut pas être comme les autres. Il faut être autonome, suivre son chemin en fonction de ses propres avatars, de ses propres conditionnements, des circonstances où l’on se trouve…bref, tenir compte de sa réalité. Cependant, dans notre groupe particulier d’enseignants, les autres nous aident à devenir ce que nous sommes.

Ceci s’applique évidemment aux enfants. Dans notre classe, chaque élève doit pouvoir devenir de plus en plus lui-même, ce qui le fera se distinguer et ne pas être comme les autres… et être à la fois comme les autres, c’est-à-dire « libre » – libre de ses cheminements, de suivre ses tendances, de tourner ses handicaps au positif. – En devenant également eux-mêmes, les autres l’aident à trouver ses pistes, à tempérer et même, parfois, à échapper à ses conditionnements familiaux, à trouver sa voie optimale de développement….

Inutile d’insister. Nous sommes tous d’accord sur ce point. Il faut que les enfants échappent à la paralysante « pensée unique » des groupes ou des bandes. Chacun doit être libre mais, en même temps, respectueux de la liberté des autres.

Lorsque notre pédagogie fonctionne, c’est étonnant le nombre de circonstances où les enfants peuvent avoir le sentiment d’exister. Je me permets une allusion à ma propre expérience : j’ai pu facilement traverser toute mon enfance car j’avais une spécialité : je pouvais retourner mes paupières. Quand je me sentais en situation d’être annihilé par le groupe, je « retournais mes yeux ». Et l’équilibre homéostatique se rétablissait aussitôt. Je rapporte cette expérience personnelle parce qu’elle m’a permis de comprendre ce qui se passait dans la classe de Pierrick Descottes qui y a introduit les « arbres de connaissances ». Chacun témoigne d’une capacité, d’un pouvoir, d’un savoir, d’une particularité, d’une spécialité. Il prend son brevet et devient le maître dans son domaine. L’étonnant, c’est qu’au début, la presque totalité des brevets étaient à dominante non-scolaire. Cela change de l’école d’autrefois où l’on ne pouvait réussir que par le calcul et l’orthographe. Ce qui, avec une bonne mémoire, permettait de devenir instituteur.

Comme on le voit, le développement des savoirs particuliers peut être extérieur à la chose scolaire. Mais il peut l’être aussi à l’intérieur. Lorsque je lis les informations sur le vécu des classes uniques, je vois à quel point certains enfants peuvent se faire une spécialité et devenir maître dans leur domaine. Chez Bernard Collot:  » Nous retrouvons Armand (8 ans) qui est (…) devant un ordinateur en train de peaufiner un programme en logo qui m’épate de plus en plus par sa complexité mathématique » – « Philippe est déjà parti à l’atelier-son…Depuis que Franck, futur prof de techno, a réinstallé l’atelier avec trois grands, la table de mixage, les magnétos, le clavier avec plein de fils qui s’entrecroisent , je n’y comprends plus rien et suis à la merci du dit Philippe et de ses compères qui n’en sont pas peu fier. » …(Une école du troisième type – L’harmattan)

Il est certain que la multiplication des TNC offre beaucoup plus de possibilités pour chacun de pouvoir se frayer sa voie vers une certaine reconnaissance. Cependant, les chemins anciens ont loin d’avoir été tous explorés. J’ai eu la chance de pouvoir beaucoup expérimenter dans ce domaine. On manquait de tout et, pourtant, les enfants y trouvaient leur compte. Nous étions totalement dépourvu de tout matériel (Je n’avais qu’un magnétophone de 25 Kilos dont les élèves ne pouvaient se servir.), mais j’avais trouvé un outil magique : l’expression-création tous azimuts. Dans chaque activité d’expression, l’éventail des possibilités était largement ouvert. Chaque langage offrait plusieurs dimensions : expression, communication, description, argumentation, métalinguistique, poésie, phatique. : et à chaque niveau, il y avait cette possibilité d’être reçu pour une habileté des mots, un sens de la composition, un art du dialogue, une recherche de sonorités, un style, une forme nouvelle commandée par la nécessité de dire au mieux ce que l’on cherchait à exprimer sans que personne, et même pas l’auteur, ne sache ce qui y était dissimulé.. Quelques exemples : en écrit, le timide, l’effacé, le peureux Rémi prenait le pouvoir sur toute la classe – maître compris – par ses textes à suspense. Pierrick étonnait par son originalité, Michel par ses récits de guerre, Joëlle par son agressivité vis-à-vis de « la » mère-singe, Jacques par ses catastrophes… Et dans d’autres classes pareillement branchées, Thalie était reconnue pour sa maîtrise des mots et l’étendue de son inspiration, Philippe pour ses textes humoristiques, Michel pour l’étrangeté de ses textes… C’est normal, pour ne pas dire naturel : si les élèves écrivent quotidiennement, ils débouchent très souvent dans leur domaine de préférence qu’ils ignoraient au départ. Et ils en font leur outil de reconnaissance et très souvent de résilience. Même chose sur le plan du dessin, s’il est total. J’ai vu une fillette dont les parents venaient de décéder à la suite d’un accident s’emparer du dessin. Et pendant trois années, comme absente, annihilée, timorée et renfermée sur elle-même, c’est à cela qu’elle s’est principalement consacrée. Et puis, un jour, elle a dit : « Je ne veux plus dessiner, je veux apprendre à lire ». Reconnue comme l’artiste de la classe, et donc, rassurée sur elle-même, elle était devenue disponible pour le savoir.

Oralement, il y avait également beaucoup de possibilités de cultiver son propre jardin : imitation du démarrage d’une « 2 chevaux’, invention de langage inconnu, expérimentation sur la voix, monologue joué…mais surtout de magnifiques improvisations, des créations de comptines ou de chansons…l’espace oral étant proprement infini.

On pouvait être original dans ses créations, mais aussi utile dans ses réactions aux productions des autres. Un exemple en maths : un jour, Joëlle, la créatrice, avait proposé une nouvelle création ; Patrick, le développant, l’avait agrandie ; Eric, l’ergoteur de service, l’avait doublée en en prenant le contrepied :  » Oui, 3/8 dans ce sens-là, oui mais, 5/8 dans l’autre sens. » Et Ghislaine, la gauchère étourdie, avait copié la moitié dans le bon sens et l’autre moitié dans le sens contraire. Et tout le monde l’avait admirée pour sa capacité à donner des problèmes difficiles à la classe. Ce qui avait été un baume pour son cœur d’enfant moins bien aimée. De son côté, Patrick faisait rire avec ses problèmes microscopiques. Et il riait aussi, tout fier de cette capacité inattendue. Cela l’aidait à être plus disponible, plus présent aux choses. Dans un groupe de recherche, les défauts deviennent des qualités. Chacun, tel qu’il est, peut être accepté, reconnu et non rejeté dans son coin. En manualité, Ginette avait donné un mois de travail à la classe en déposant debout un dièdre qu’elle avait fabriqué avec un bout de carton. Quelle heureuse promotion pour elle !

En chorégraphie, Christian le quasi anorexique, haut comme deux pommes et demie, faisait évoluer deux douzaines de garçons. Tous obéissaient également à Patrice qui inventait des « machines à plusieurs » dans la cour. Sur le sautoir, Etienne avait dix façons de franchir un élastique incliné à 45 degrés…. La créativité s’épanouissait aussi dans ce domaine ; chacun avait son pré-carré dont il était le maître accepté, reconnu, admiré … l’espace corporel étant proprement infini.

Cependant, cette recherche de la reconnaissance passait vite au second plan. Les occasions de réussir à se placer dans le groupe étaient tellement nombreuses que, très rapidement, le problème ne se posait même plus. On pouvait alors s’immerger dans une passion du dessin, de l’écrit, des maths, de la peinture, du chant, du corporel sans avoir à se soucier de plaire à qui que ce soit. On était devenu disponible pour l’être, le souci du paraître passant complètement à la trappe.

risquer

Voilà un verbe dont on peut difficilement contester l’existence. Il remplit en effet les journaux et, tout particulièrement, les journaux sportifs. Il se trouve relié à « Exister » puisqu’il s’agit généralement de se dégager de la masse en réalisant des exploits. Et on peut même le raccorder également à « Survivre » puisqu’on cherche à laisser des traces dans les mémoires. Un coureur cycliste qui avait failli gagner disait : « Dommage, je serais rentré dans l’histoire ». Et en ce temps de centenaire du Tour de France, on fait revivre les figures de Blanc-Garin, Victor Fontan, Pélissier, Leduc, Robic, Bobet… etc.

C’est un peu ce qu’exprime Du Bellay qui se plaint de ne plus éprouver : Cet honnête désir de l’immortalité / Et cette honnête flamme au peuple non commune  » …De la postérité, je n’ai plus de souci »….

Mais à côté du désir en fonction des autres se place souvent, et plus fortement encore, le désir selon soi. On veut se connaître, tutoyer ses frontières, tester ses capacités de résistance. C’est ici qu’il faut placer la phrase de Morin : « L’être humain cherche toujours l’économie, mais il n’a l’impression de vivre que dans l’excès ». C’est ce qui explique cette recherche constante de fortes sensations. Ian Thorpe, le champion du monde de natation disait récemment :  » J’aime exposer mon organisme, le mettre en péril pour voir jusqu’où je peux aller. Cette recherche de la limite, cette quête du point de rupture ne concerne pas uniquement la compétition. » De leur côté, certains acteurs de théâtre ne peuvent plus se priver de l’angoisse du trac et flirtent chaque soir avec un possible échec. Dans le film de Bresson : « Le Voleur », le personnage principal n’en continue pas moins à s’introduire nuitamment dans des habitations alors qu’il vient d’hériter d’une immense fortune. Bref, il s’agit de se mettre volontairement en danger, de risquer une blessure et même une mort physique ou sociale pour s’éprouver. Inutile d’insister. Ceci est amplement connu.

Ce qui nous intéresse, c’est l’impact de ce verbe au niveau de l’enseignement primaire. C’est surtout au niveau du risque « social » qu’il se situe. Pour un enfant, la peur des peurs, pour ne pas dire la terreur des terreurs, c’est de devenir le bouc émissaire du groupe. Il semble que ce besoin d’un « en dessous de tout » appartienne à tous les groupes humains. Le danger d’être mis au ban de la société est si grand pour les individus ou les groupes sociaux que certaines communautés élaborent des institutions pour que la majorité se trouve définitivement protégée. C’est ainsi qu’en Inde, on a créé la caste des Intouchables. Et, un peu partout, il y a des exclus, des parias, des vilains petits canards sur lesquels la troupe s’acharne.

Chacun de nous se souvient du rôle que l’on faisait jouer à certains de nos condisciples. Il suffisait d’un petit rien pour que l’on devienne la risée de tous : un détail physique, un nom un peu différent, une mésaventure, des parents comme ceci, un frère comme cela…Je me souviens de L. C. qui avait un pied bot, de « Feuille’ qui avait les oreilles en feuille de chou, de Mirasson qui était lent (« Limaçon »), de C. au nom bitumeux, qu’on appelait « Coltar ». Ceux-là n’avaient pas intérêt à la « ramener », sinon le groupe entier aurait eu vite fait de les remettre « à leur place ».

Mais peut-on y faire quelque chose ? Oui. Assurément. Dans notre groupe d’enfants, Pierrot, le plus jeune, qui nous paraissait aussi le moins fûté, aurait pu facilement devenir la victime émissaire. Mais, remarquablement coordonné, c’était le meilleur joueur de foot ; il savait marcher sur les mains et, aux palets, il était le champion. Il n’avait donc rien à craindre. D’ailleurs, le leader incontesté de la bande était très créatif et, grâce à lui, tous les autres se trouvaient trop engagés à égalité dans les jeux pour se soucier d’une quelconque hiérarchie.

Donc, dans un premier temps, pour protéger et armer chacun, on peut se soucier, comme il en a été question à propos d’ »Exister », de multiplier les occasions de réussir. C’est ainsi que dans les classes qui utilisent les « arbres de connaissances », chacun peut se rassurer en consultant son blason. Pour l’enrichir, il lui a suffi de créer un certain nombre de brevets qu’il a passé devant la classe, devant le maître ou devant son père. Et lorsqu’il en devient titulaire, il peut le faire passer à d’autres, ce qui le met en position de dominant : ainsi, au moins dans ce domaine, il a pris « la tête du peloton. » Et il peut très facilement récidiver. Dans ces classes, chacun peut se constituer un semblable capital de réussites puisqu’on peut passer des quantités de brevets non-scolaires : faire tourner une toupie, compter jusqu’à dix en arabe, tenir un balai en équilibre sur son pied, faire des grimaces, savoir piquer une crise de nerfs et se calmer!… Ainsi, si quelqu’un s’avise de peser sur le plateau négatif de la balance, on peut immédiatement placer sur l’autre plateau d’incontestables signes de valeur personnelle. De plus, dans ces groupes, une excellente atmosphère d’échange et de solidarité se trouve très vite établie. Pas d’hésitation : comme on veut beaucoup apprendre, on n’hésite pas à se mettre sous la dépendance de celui qui sait.

Chacun pouvant être ainsi rassuré sur lui-même, il peut alors aller plus avant encore dans l’audace. Mais, cette fois, en dehors de tout souci de valorisation, d’acceptation ou de reconnaissance car il s’agit de se laisser aller à suivre une autre tendance importante de l’être : l’expérimentation. Dans une classe où la pression des jugements a progressivement diminué, on peut oser se risquer à se livrer à des expériences insolites. Et c’est tout bénéfice pour l’apprentissage parce que, comme le dit Popper, les propositions et les conjectures les plus audacieuses sont les plus intéressantes. En effet, elles secouent le groupe et obligent chacun à remodeler ses représentations mentales les plus solidement constituées. Ce qui est tout bénéfice. D’autant plus que l’auteur, profitant des réactions du groupe, peut agrandir son idée ou la quitter pour déboucher sur une piste que le groupe lui a permis d’entrevoir et qu’il juge d’un intérêt supérieur.

C’est ainsi que, dans certaines classes de Cours Moyen, certains élèves osent aborder le métalangage. C’est pourtant très risqué parce que la critique pourrait être virulente : « Vraiment, ça ressemble à quoi ? C’est complètement idiot, c’est délirant, ça n’a aucun sens ! »

Sur le plan du français, on est allé jusqu’à rédiger des textes à inversion : inversion du sens de lecture : « li tiaté enu siof… » ; des syllabes : « mar-mi-te, mi – te – mar, te-mi-mar… » ; des mots : « la viande met la dame à cuire »-  » la pointe enfonce le menuisier dans le bois »… ; les expressions : « une femme en fer forgé » – « une rampe à lunettes »…etc.

Dans ces classes, non seulement, les auteurs ne courent aucun risque d’être vilipendés pour leurs petites folies, mais ils sont même appréciés pour l’originalité de leur entreprise. Et que de progrès en linguistique et en littérature se trouvent ainsi accomplis à cette occasion parce que l’on s’ouvre à la poésie et que l’on apprécie mieux alors les productions de Prévert, de Pérec, du surréalisme…

Mais avec le « planning de lancement », nous disposons d’un outil qui peut encore favoriser davantage les prises de risque. Dans chaque domaine, il s’agit de réaliser dix premiers petits pas pour obtenir son brevet (qui n’est en fait qu’un certificat de démarrage). La pression du dire est si forte qu’en une demi-heure, les trois-quarts de la classe se sont lancés. Et la découverte de la joie de parler ou de chanter ou de « corporer » ou de…est telle que personne ne se soucie plus de voir monter sa marque sur le panneau. Mais il reste à se préoccuper de ceux qui n’ont pas osé se lancer à improviser. Pour quelques-uns qui étaient tout près du bord, il suffit d’une petite sollicitation supplémentaire pour qu’ils basculent à leur tour. Mais le pas à franchir est trop grand pour ceux qui restent. Insister serait dangereux, car le blocage pourrait être définitif. D’ailleurs, on peut faire confiance à l’existence du besoin universel de dire. Dans une classe expression-création, il trouvera nécessairement sa voie.

En maths, on peut aller encore beaucoup plus loin dans l’audace car la loi du devoir signifier à tout prix n’est pas aussi fortement inscrite dans les esprits que dans celle du langage. Dans ce domaine, l’expression libre est moins corsetée, elle est plus libre…libre.

Voici, par exemple, Denis : en ce début d’année scolaire, son problème principal, c’est la difficulté de ses relations avec son père. A huit ans, aîné de quatre, c’est toujours lui qui est responsable et coupable de toutes les bêtises qui peuvent se trouver faites. Certes, il pourrait lui aussi se servir de l’écrit pour tenter de régler symboliquement cette histoire de mauvaise relation. Mais, pour l’instant, ce n’est pas sa voie. Puisqu’en création mathématique, on peut absolument faire ce qu’on veut, il commence par noircir rageusement des cases. (Pour exprimer le noir de sa vie ?). Et puis, après plusieurs jours de défoulement, il peut enfin voir que son carnet de créations comporte des carreaux. Il se lance alors dans l’aventure des quadrillages. Il fait glisser tous les noirs le long d’un des grands côtés et il peut alors facilement calculer des aires complémentaires de noir et de blanc. Il se passionne pour cela jusqu’à en devenir la référence pour la classe. Je pourrais alors le diriger vers le calcul des aires du parallélogramme, puis du triangle. Non, non, je n’interviens pas, ce n’est pas comme cela que l’on apprend : on ne reçoit pas, on conquiert. Et puis, je suis trop curieux de savoir où il va maintenant diriger ses pas.

– Hé là ! Paul, avec cette histoire de gribouillage, est-ce que tu ne sors pas là du strict domaine du verbe « risquer » ?

– Mais quoi ! On a affaire à des êtres humains et non à des robots préprogrammés ! Et un être humain, c’est « une réunion de complications » (V.H.). Il n’y a pas, il ne saurait y avoir de strict domaine.

Ainsi, après s’être rageusement défoulé en gribouillant son carnet, l’enfant en vient à se glisser sereinement dans la mathématique. Ayant toute liberté de créer ce qu’il voulait, il a pu se risquer à utiliser cette discipline pour régler, puis sublimer son problème en ayant recours – pendant soixante-cinq jours ! – à ce procédé de noircissement. Cependant que, parallèlement, tranquillement, dans le reste de sa dizaine de créations quotidiennes, des idées cheminaient et se construisaient jour après jour en catimini, en attendant patiemment ou même léthargiquement qu’il leur soit porté attention.

En méthode naturelle de maths, on n’a pas à se soucier de paraître normal, bien au contraire. On peut même se risquer à suivre ses tendances personnelles même si, considérées isolément, elles pourraient être susceptibles d’être affectées d’un coefficient négatif. L »imaginative » qui a mille idées originales en écrit peut, là aussi, se permettre de suivre sa tendance irréaliste ; le « copieur-agrandisseur » pille les autres, mais utilement puisqu’il leur agrandit des perspectives ; l « ergoteur-né » critique les solutions proposées par la classe et lui ouvre ainsi des espaces complémentaires. Le « fantaisiste » se marre en imaginant un losange droit d’un côté et courbe de l’autre. Et qui l’empêchera de mettre en son étable, vu le prix à ne pas payer, cette idée folle de vecteurs qui vont à l’envers. Et le « manuel »traduit tout en maquettes de carton.

Oh! Attendez, voilà que le groupe se ligue contre Mickaël qui prétend lui faire croire que son opération (posée verticalement) k i h+ k i h = 2552 est juste.

C’est alors que se joue le jeu de la proie et du prédateur. On lui dit :

« h=1. Mais le 5 n’est pas possible parce que ce n’est pas un nombre pair.

– Mais si c’est possible parce que ce n’est pas h=1, mais h=6 ; il y a une retenue.

– Bon, mais comme i=2, 25 ce n’est pas possible parce que ce n’est pas un nombre pair

– Mais si parce que i, c’est : 7 et, là aussi, il y a une retenue.

– Peut-être, mais 25 dépasse 19 et les chiffres ne peuvent aller que jusqu’à 9. – Ah ! Oui, c’est vrai. »

Et Mickaël rit parce que, pendant un moment, il a su défendre son hypothèse. Il était la proie qui allait se trouver acculée, mais il a inventé un premier subterfuge ; on a alors essayé de le coincer à nouveau et il a trouvé une nouvelle échappatoire. Ainsi, le jeu excitant se poursuit jusqu’au moment il est bien obligé de rendre les armes. En attendant qu’en une autre circonstance, il ne se trouve du côté de ceux qui poursuivent. Tous ces jeux de prises successives de risque développent évidemment l’intelligence des uns et des autres, consolidant parallèlement les êtres et les savoirs.

Oui, mais Gaël, le « libertaire » dit : « Mais si k était égal à 12 ? » Clameur généralisée. « On n’a pas le droit de dépasser 9″ – Mais c’est un texte libre, si on se donnait le droit ? » Vous imaginez la suite : on comprend alors qu’il est nécessaire de bien établir la règle du jeu mathématique en question avant de commencer;

(Et moi, je pense que, trop longuement conditionné au système décimal, j’avais eu un mal fou à accepter a et b pour représenter 10 et 11 dans le système à base 12)

Mais il y a une idée que j’ai mis du temps à découvrir : il s’agit du dangereux risque de réussir. Cela dépend du statut dans lequel on se trouve placé. Voilà Julien, seul garçon parmi trois filles. Très souvent, dans cette situation, la mère a un faible pour le garçon. Mais la sienne est débordée. Son mari souvent absent (marin) est, de plus, régulièrement malade quand il est à la maison. Et Julien ne bénéficie même pas du statut de petit dernier puisqu’il y a une petite sœur après lui. Aussi, doit-il faire son profit d’un statut familial de « minable ». Et, « cet âge étant sans pitié », dans la cour et sur le chemin de l’école, trop heureux de découvrir un plus tocard qu’eux, les autres enfants ne lui ménagent pas les avanies.

Cependant, dans un premier temps, comme dans cette classe on dispose de l’expression libre, il n’a pas pu se retenir de dire souterrainement son malheur. Et, en cette occurrence, une première chose le surprend. Au lieu d’être déconsidéré comme il s’y attendait à cause de son très grand nombre de textes libres à catastrophe : orages, naufrages, tremblements de terre, incendies, déchirures, abandons…il en est reconnu comme le spécialiste. Pour la classe, rien que de très normal puisqu’il est libre lui aussi d’écrire ce qu’il veut. Oui, mais pour lui, ça devient dangereux ! Est-ce qu’il ne va pas devenir anormalement normal dans cette classe où chacun se trouve trop rassuré sur lui-même pour avoir besoin de descendre les autres. Est-ce qu’il ne va pas lui falloir reconsidérer son statut de « nullard » qui, jusque-là, lui collait à la peau et dont il s’en était, tant bien que mal, et plutôt mal que bien, à peu près accommodé ? Cependant, comme dans le domaine « littéraire », chacun a sa spécialité, il ne se trouve pas placé au-dessus des autres et peut donc tranquillement continuer à ne pas se faire remarquer.

Toutefois, toujours pour être comme les autres, il est amené à « créer » sur le carnet de mathématiques. Et, pour ne pas se distinguer, il dessine n’importe quoi. Mais, évidemment, sa création se trouve aussi portée au tableau. Et voilà que la classe s’en empare et lui trouve des vertus imprévisibles. L’enfant se trouve alors en grande difficulté : le fait de se trouver valorisé en maths le perturbe grandement. Jusque-là, il s’était à peu près arrangé de son statut familial de « nullard ». Mais, au bout d’un bon nombre de réussites involontaires de ce type en mathématique, il lui faut absolument reconsidérer sa position. Il est écartelé : faut-il être ou ne pas être l’affreux, le minable, le nul ? Pour lui, la seule solution possible, c’est, à côté du monde négatif de la maison, de se créer un deuxième monde de l’excellence à l’école. Et comme les parents n’en savent rien, c’est d’autant plus vivable que ses pairs du C.E.2 qui lui ont peu à peu reconnu une valeur, le défendent dans la cour et sur le chemin du retour à la maison. Dans une classe où l’individu est pris en compte dans sa globalité, chacun peut ainsi se découvrir des talents qui ne demandaient qu’à se révéler. Et, dans ce deuxième monde de sécurité, l’enfant plus détendu a pu exprimer au maximum des capacités intellectuelles que personne n’aurait pu soupçonner, même pas lui-même. C’est ainsi que l’on devient cygne.

La même année, en « poésie parlée », après avoir longtemps, longtemps hésité, Fabien, un enfant d’une famille très dramatique, s’est un jour décidé à oser risquer une parole terrible. La voici, résumée :

« J’étais au chaud, bien au chaud dans la neige. Mon père est sorti avec une tranche. Il a creusé la neige. Il m’a coupé la tête et je ne voyais plus rien. Il m’a coupé la main et l’autre main et puis après, c’était les deux pieds et je ne pouvais plus bouger. »

Pour lui, énormément de choses changent aussitôt sur le plan de l’écriture, de l’inspiration, et même de l’orthographe. Mais, surtout, il devient le meilleur « mathématicien » de la classe ! Comme quoi, on croit parfois avoir affaire à des enfants opaques et ce ne sont souvent que des enfants obstrués.

On voit comme c’est complexe. Pour le maître, c’est difficile parce qu’il ne sait pas trop comment agir juste. Il n’a d’ailleurs pas à s’en préoccuper. Il doit essentiellement se soucier de créer une structure d’expression et d’accueil. Et c’est à peu près tout. Souvent, c’est la classe rassurée sur elle-même qui sait réagir juste. Cependant, parfois, le maître ne doit pas hésiter à intervenir pour protéger les plus menacés par un démolisseur systématique qui doit alors se trouver une autre façon de parler, plus bénéfique pour lui et pour les autres.

Voilà donc ce que la prise en considération du verbe «risquer» nous a permis d’entrevoir : la nécessité d’oser pour exister et pour apprendre et la possibilité de l’instauration de techniques pédagogiques plus efficaces.

Mais, à nous les enseignants, Bachelard en dit beaucoup plus :

« Il faut rendre à la raison humaine sa fonction de turbulence et d’agressivité. En effet, nous avions pris trop vite nos premières expériences comme des expériences fondamentales. Pour avancer, il a fallu quitter les expériences acquises, aller contre les idées régnantes.

« Que faut-il sacrifier ? Nos grossières sécurités pragmatiques ou bien les nouvelles connaissances aléatoires et inutiles ? Pas d’hésitation : il faut aller du côté où l’on pense le plus, où l’on expérimente le plus artificiellement, où les idées sont les plus visqueuses, où la raison aime être en danger. Si, dans une expérience, on ne joue pas sa raison, cette expérience ne vaut pas la peine d’être tentée. »

« Que ferais-je en effet d’une expérience de plus qui viendrait confirmer ce que je sais et, par conséquent, ce que je suis. Toute découverte réelle détermine une méthode nouvelle, elle doit ruiner une pensée, l’imprudence est une méthode. Il n’y a que l’imprudence qui peut avoir du succès. Il faut aller le plus vite possible dans les régions de l’imprudence intellectuelle. La connaissance a quitté les rives du réel immédiat.  »

« L’être vivant se perfectionne dans la mesure où il pense relier son point de vie fait d’un instant et d’un centre à des durées et à des espaces plus grands. »

(Le surrationnalisme », repris dans « l’engagement rationaliste » (P.U.F.-1972))

Ah ! relier ses points de vie faits d’un instant et d’un centre. Chez nous, l’être vivant devrait le pouvoir.

régresser

Pourquoi ce verbe, maintenant ? Lorsque j’ai commencé à penser que l’école devrait essayer de répondre à la demande profonde des enfants en allant dans le sens de leurs pulsions, je n’ai établi aucune hiérarchie entre les différents verbes. A part, « survivre » qui était la condition sine qua non, tous étaient d’autant plus à égalité qu’ils étaient assez profondément reliés entre eux. Cela doit être pour mieux me les rappeler que j’ai constitué des doublets : survivre-exister, montrer-voir, subir-salir…etc. Et risquer-régresser allaient phonétiquement bien ensemble.

Il semble d’ailleurs que la régression ne concerne guère l’école primaire puisque c’est essentiellement un phénomène d’adulte. Il faut, en effet, avoir vécu pour revenir en arrière. C’est ce qu’exprime le psychothérapeute Georges Mauco quand il écrit :

« Je ne connais rien de plus émouvant que de voir un homme de quarante ans exprimer, avec des sanglots de bébé, un chagrin de l’enfance qu’il n’avait pas pu évacuer avant.  » – Aussitôt, on se met à penser que s’il l’avait fait au niveau du primaire, ce sont trois décennies de souffrances qui lui auraient été épargnées. –

Mais n’anticipons pas. Je veux m’arrêter un instant sur une formule qui me semble d’autant plus vraie que j’ai pu en vérifier l’extrême pertinence en ce qui me concerne : « L’enfant dicte, l’adulte écrit. » Je l’entends ainsi : ce sont les situations d’enfance qui déterminent, au moins pour une très grande part, le cours d’une vie. Cependant, au niveau du primaire, le texte à dicter n’est pas encore au point car, à ce niveau, tout n’est pas encore achevé, l’enfance étant encore en cours de constitution. Gisèle Page disait : « Je n’en reviens pas de voir ces garçons de douze ans faire ce que mes petits de la maternelle font régulièrement. Il faut croire qu’ils n’en avaient pas encore eu l’occasion. » N’est-ce pas ce dont il faudrait se préoccuper : permettre toutes les expériences qui s’imposent aux différents âges, afin que la construction soit harmonieuse ?

Mais creusons un peu plus notre verbe. « Régresser », c’est retourner à une situation antérieure de développement. C’est ce qu’essaie de faire toutes les thérapies : psychanalyse, rebirth, cri primal, psychodrame…pour, en remontant à la source, sortir l’individu de l’impasse et le remettre dans un plus droit chemin. Il est évident que nous n’avons rien à faire de ce côté-là. Nous avons seulement à permettre aux enfants l’accession aux divers langages en les mettant ainsi en situation d’être leur propre thérapeute, s’ils en ont envie et s’ils se trouvent en suffisante sécurité pour tenter de le faire.

Il est indéniable qu’en utilisant à la maison le langage-bébé pour parler à leur doudoune, à leur petit chat, à leur petit frère, les enfants retournent à un stade infantile. Lorsque Patrice (7 ans) écrit : « Le chat ne sait pas parler. Chat, veux-tu parler ? – Comment parle-t-on ? – Tu as parlé, c’est comme ça – Oui ? C’est comme ça ? Alors je sais parler maintenant. », il se détriple. Il sait bien qu’il reste le petit garçon qu’il est, mais, en même temps, il est le personnage qu’il joue et il s’identifie de plus à l’autre afin de pouvoir dialoguer. « Ainsi « un ego alter » (autrui) devient un « alter ego » »(autre soi-même) dont on comprend spontanément sentiments, désirs, craintes » (E.Morin). » Voici un autre texte de Patrice : Mademoiselle sait tout, mais elle ne sait rien – Alors, vous savez lire, – Non, mais je sais faire dodo. »

L’enfant peut écrire ces textes en toute tranquillité puisqu’il s’agit de « textes libres ». Chantal (9 ans) se sent également libre d’écrire :

« Ma chaussure, je, je, peux, peux, pas l’attraper. J’ai, j’ai, peur, peur, de déraper des escaliers. Ma drôle de chaussette noire. Ma drôle de chaussure, je peux, peux, pas, i, i imaginer. Ma chaussure, elle, elle, m’a, m’a, pincée. Mé, mé, chante chaussure »

Mais on peut écrire plus « profond ». Voici de Jacques (8 ans), un texte « à lire et à garder et à emmener où que vous voudrez  »

« Un jour, j’étais petit, j’étais allé à l’école maternelle. J’avais quatre ans. J’étais parti à la maison. J’avais rencontré un camarade. Il m’avait dit : Tu n’as pas peur ? – Si – De quoi ?- Des cauchemars – Ah! Oui, c’est vrai. »

Mais ma sœur arriva. Elle me dit : « Reste là – Oui. » Alors je m’ennuyais. J’étais triste. Un monsieur m’amena chez moi. Ma sœur n’arrivait pas. J’étais inquiet après elle. J’avais peur, j’étais malheureux. » Joël (8 ans)

Voici maintenant une improvisation enregistrée :

« Je marchais, je marchais, tout triste sous les gros nuages. Et voici que j’ai trouvé une jolie grotte où se trouvait un petit lit. J’ai dormi dans ce petit lit. J’étais bien au chaud. Et j’ai rêvé que les étoiles étaient sur mon ventre. Et j’étais content d’avoir mon petit cœur.  » Jacques (8 ans).

Quand on sait que le thème de la grotte est régulièrement utilisé dans la thérapie du  » rêve éveillé dirigé », on pourrait penser qu’il s’agit ici de la nostalgie de la vie intra-utérine. Mais qu’importe. Dans une classe expression-création, tout ce travail de régression doit s’effectuer souterrainement sans que personne ne le sache, et à l’insu même des auteurs. Il en est de même des petites pièces de théâtre et de diverses techniques que l’on utilise ou que l’on invente. C’est pourquoi, au total, dans ce chapitre, nous n’avons pas grand chose à nous mettre sous la dent. Il ne nous reste plus qu’à tourner la ….

Oui, mais, dans cette affaire, est-ce qu’il n’y a pas tout de même un adulte : le maître qui est constamment présent et qui a un rôle considérable à jouer. Mais se trouve-t-il ex-abrupto en situation de se mettre au niveau des enfants ? Pour entrer à l’I.U.F.M., il faut avoir au moins la licence. En fait, ce sont souvent maintenant des Bac+5, des D.E.S.S, des D.E.A….Leur savoir accumulé les font-ils automatiquement prêts à enseigner. Oui, bien sûr, si l’on considère qu’ils ont le savoir et pourraient le transmettre. L’ennui, c’est qu’il ne s’agit plus maintenant de transmettre le savoir mais d’aider à son acquisition et de mettre les enfants en marche. Pour cela, ceux-ci ont besoin d’un partenaire qui puisse se mettre à leur niveau. Il faut donc que l’enseignant descende de ses hauteurs et régresse pour se mette en mesure de redevenir « sujet » en capacité de communiquer avec des « sujets ». Cela doit être tout de même possible puisque qu’il m’arrive de rencontrer de frais émoulus l’I.U.F.M. encore à peu près vivants. Ils peuvent prendre de sérieuses responsabilités d’adulte et être capables également, de se trouver de plain-pied avec leurs élèves. Ils ont su ou ils ont pu conserver leur parcelle d’enfance et savent la regagner automatiquement quand il le faut.

Mais c’est trop peu de quelques-uns, il est urgent de travailler sur un plus grand nombre. Il appartient aux formateurs de permettre aux étudiants de retrouver par moments un état d’enfance. Il faut qu’il y ait une prise de conscience intellectuelle de la nécessité de prendre en compte la vraie nature de l’homme qui est non seulement homo mais homo-sapiens-demens.. Cela tous les formateurs peuvent le comprendre et le communiquer parce que tous les scientifiques le disent – Lorentz parle même de homo-ludens-sapiens. – Mais, au cours des études, les jeux de l’enfance n’ont-ils pas été totalement oubliés. Il se peut qu’il y ait de nombreux moyens d’y revenir. Je connais au moins un moyen de réussir parfaitement dans ce domaine : la libre écriture collective. (La brochure « Ah ! Vous écrivez ensemble! » se trouve sur le site : »freinet : //org »)

L’être humain étant partout l’être humain, je l’ai vu fonctionner partout : en France, Italie, Espagne, Allemagne, Belgique, Suisse, Russie, etc. Elle répond totalement à la demande de remise en état de « sujet ». On fait tourner des feuilles et chacun ajoute au passage ce qu’il veut en absolue liberté. Cependant, comme j’ai animé plus d’un millier de séances de ce type, j’ai tout de même vu constamment réapparaître les mêmes phénomènes. J’ai détecté en particulier la source de nos rires homériques. Ils apparaissent toujours lorsqu’on s’attaque aux tabous de la société. J’en ai repéré cinq : la folie, le sexe, les excrétas, la loi, la mort. Le travail collectif en feuilles tournantes assure un total anonymat et, donc, une totale impunité. Aussi, on y va de bon cœur : on rattrape son retard, on dérègle le langage, on se vautre dans l’absurdité, on prend le sexe par tous les bouts, on retourne au stade infantile du pipi-caca, on se libère de toute autorité, on se rit de la mort. Et on se libère de tout ce qu’on a retenu, de tout ce qui nous a étouffé de n’avoir pas encore été dit. Et quand on ressort de la séance, c’est comme si on avait fait une marche de 10 km. On respire à fond, on a même récupéré une santé, toutes les poussières de petites émotions vécues ayant produit des endorphines.

Mais il convient d’ajouter que cette activité en apparence puérile nous ouvre des perspectives telles qu’on a toujours envie d’y revenir. En effet, chemin faisant, on se délecte de bonheurs d’écriture, on connait des moments de grâce poétique, on sort de ses routines d’expression, on découvre des domaines insoupçonnés, des thèmes personnels se précisent, des pistes se dégagent, on a toutes les audaces, on descend au niveau zéro pour remonter vers des sommets, on frôle la philosophie, on bénéficie des façons d’être des autres, on agrandit ses espaces, on s’agrandit soi-même en dehors de toute intention, de tout projet, le seul projet étant de ne jamais en avoir mais de se projeter dans l’avenir dans une incroyable atmosphère de liberté. Et  » C’est quand on ne sait pas où on va qu’on va le plus loin. »(Raymond Renaud Art brut)

Voilà, entre autres choses, ce que les profs d’I.U.F.M. devraient faire vivre à leurs étudiants. Oui mais, comme le disait déjà Diderot, qui formera les formateurs ? Une seule solution : comme nous avons été nous-mêmes dans l’obligation où nous nous trouvions de nous former à une nouvelle vision de la pédagogie, ils doivent se co-former entre eux. Pour cela, il faudrait vraiment qu’ils prennent conscience de cette nécessité pour les enseignants de se mettre au niveau de leurs élèves. Espérons que, quelque part, une équipe s’engagera sur cette voie et fera tache d’huile. Comme nous le constatant avec les P.E.3, P.E.4…cela marche à tous les coups. La pédagogie ferait des bonds en avant si cet accès au joyeux retour d’enfance pouvait se général.

On aime retrouver des nourritures anciennes ou des mots anciens comme lapin, chat etc. Au niveau de l’école, c’est certainement moins perceptible qu’au niveau adulte car la petite enfance est beaucoup plus éloignée. Et, en classe nous sommes trop préoccupés pour nous y arrêter. Et c’est d’ailleurs tant mieux que cela se passe en dehors de nous. Et, de plus, ce retour au passé doit se placer au niveau de l’inconscient où évidemment nous n’avons rien à faire d’autre que de fournir les langages que l’enfant utilise à son gré, sans même savoir ce que cela recouvre.

Cependant, on sent bien que si les productions enfantines sont nourries comme elles le sont, c’est qu’elles ont tout un continent enfoui à explorer de mille manières. Et l’on sent bien ce qui pourrait affleurer pour peu qu’un vent de sécurité ait balayé bien des nuages. Cela se traduit au niveau de l’écrit par des histoires, des contes avec pour héros un jeune enfant, si possible du sexe opposé pour accentuer le camouflage. Mais mieux encore, il peut s’agir d’un je ne animal ou même d’un objet tellement la symbolisation offre des perspectives infinies.

Je n’ai sous la main en tant que documents d’illustration que quelques textes. Voici par exemple l’écho d’un comportement de bébé hésitant, peu sûr de lui-même.

« Ma chaussure, je, je, peux, peux pas l’attraper.

J’ai, j’ai peur, peur de déraper des escaliers.

Ma drôle de chaussette noire.

Ma drôle de chaussure, je peux, peux, pas i, i, imaginer.

Ma chaussure, elle, elle m’a, m’a pincée.

Mé, mé, chante chaussure. »

Chantal (C.M.1)

Voici également une « Présentation de la classe » :

Pascal-bocal…Marie-Christine-coquine…Thierry-ouistiti…Antonio- rigolo…Martine-tartine…Gisèle-vaisselle…Ginette-girouette…Françoise-framboise…Guy Le Guen-reine…Patrick-tricycle…Yvette -vêtements…Jacques-craque…La Maîtresse-tresse…etc. »

Antonio (C.M.1)

Mais il semble que l’essentiel se trouve dans les jeux, dans les saynètes inventées, dans les comportements foufous où on a le droit de revenir en arrière sans crainte d’être jugé car c’est très clair que c’est entre parenthèses et que ce n’est que pour rire.

Oralement, que de jeux sur la langue, de simulations de voix diverses parmi lesquelles des voix de bébé. Pour peu qu’on en ait la liberté. A l’école, on peut placer cela sous le chapitre : expérimentation, création alors que sans doute souvent sous l’angle projection que l’on pourrait les entendre si on éprouvait le besoin de s’y attarder. Cependant, lorsque certaines conditions de sécurité sont assurées il semble que les enfants peuvent aller plus loin devant le magnétophone :

« J’étais tout petit, j’étais dans ma grotte, j’étais sur mon petit cœur. »

Le dessin permet également de se défouler si l’on en a envie; et le théâtre et que sais-je encore. L’essentiel est de savoir que ça peut exister, que les enfants peuvent refaire leurs chemins mais cela ne nous regarde pas.

Pourtant faudrait-il penser que les enfants sont dans une impasse parce qu’ils ne savent rien de leur avenir et que leur recherche ne peut concerner que leur passé ? Comme si, en cherchant à se retrouver au point où leur vie s’est inscrite dans la réalité, il n’aurait pas le désir de s’imaginer ce qu’un autre chemin, ou plusieurs aurait pu être.

Nous y reviendrons nécessairement. Pour l’instant, contentons-nous de favoriser l’expression-création.

montrer, voir

Parce qu’ils sont assez indissolublement liés, ces deux verbes vont nous permettre de nous situer un peu dans la pensée complexe de Morin. Pour aller vite, disons que : « montrer », c’est donner à « voir», et, lorsqu’on voit, on passe aussitôt dans la sphère du « montrer » si on nomme ce que l’on a vu. Pour achever de compliquer les choses, on pourrait d’ailleurs traiter également de « se montrer » et de « se voir ».

« Montrer » est, me semble-t-il, le verbe principal de la pédagogie Freinet. Dans l’histoire de l’humanité, ce verbe a dû se présenter très tôt car l’homme est un animal social et, pour la survie du groupe, il lui fallait prendre sa part de vigilance et signaler ce qui pourrait être potentiellement menaçant – ou favorable- pour la communauté. C’est un verbe déclencheur car on montre toujours à quelqu’un et, si possible, à plusieurs ; ce qui, dans une classe où l’on a le droit de s’exprimer, entraîne des réactions qui alimentent l’activité du groupe. Ce verbe générique entraîne le surgissement d’une quantité impressionnante d’autres verbes : désigner, indiquer, préciser, prouver, souligner, signaler, décrire, expliquer, argumenter, démontrer, enseigner, révéler, instruire, dire, communiquer, transmettre, s’épancher…verbes qu’il faudrait peut-être classer en fonction de ce qu’ils recouvrent plus précisément dans le monde 1 des objets, le monde 2 des sujets humains et de leurs relations, ou le monde 3 des idées. Qu’importe ! Il est impossible de faire une liste exhaustive des activités que cela recouvre, mais, faute de pouvoir tout dire, on peut tout de même aborder quelques points particuliers.

Dans mon expérience du cycle II, j’ai surtout repéré l’envie de dire ses découvertes du monde, les structures que l’on s’est construites pour l’appréhender, des échos de son monde intérieur, ce que l’on ose donner de soi aux autres quand l’atmosphère est favorable, ses expérimentations sur les objets ou sur les mots, ce que l’on apporte en réaction aux messages des autres, ses trouvailles en maths ou en sciences, ses créations, ses plaisirs artistiques, ses représentations…toutes choses impensables en pédagogie classique. Car, en pédagogie Freinet, nous prenons en compte l’enfant tout entier et non plus seulement l’élève. L’être humain est ainsi fait que, pour trouver un certain équilibre « homéostatique », il lui est nécessaire d’exprimer ce que la vie a imprimé en lui ou, plus simplement, de répercuter ce qui l’a percuté. Cela doit aussi remonter à loin, peut-être au fait qu’à l’intérieur de la communauté – du clan, de la tribu – les peurs, les dangers, les espoirs, tout était partagé. Communiquer ses interrogations, ses compréhensions, ses chagrins, ses douleurs, n’est-ce pas chercher à partager avec d’autres ce qui est trop pesant pour soi seul ? Et cela se produit dès que l’atmosphère offre un minimum de sécurité

On a pu souvent vérifier que « si on dit à plus, on dit plus » ; ce qui peut motiver le journal scolaire, la multi-correspondance, le roman autobiographique, etc. Mais, au niveau scolaire, il ne faut pas brûler les étapes : dans un premier temps, avant de lancer son message dans le monde, on doit abondamment profiter de l’attention d’une communauté restreinte facilitant par son écoute et ses réactions la réalisation de messages de premier niveau de tous ordres. Comme s’il fallait d’abord pratiquer des tests sur un petit groupe avant de se lancer plus au large ; comme si, après plusieurs tâtonnements, il fallait acquérir la certitude que ce que l’on a à montrer de ses compréhensions et de ses découvertes vaut la peine d’être communiqué et pourrait même être accepté. Sinon, si on n’a pas été conduit à donner de la densité aux messages que l’on veut faire passer, on se répand trop tôt tous azimuts ; on ne reste alors qu’au niveau de l’éparpillement. J’insiste peut-être lourdement, mais j’ai trop su à quel niveau pouvait monter une communication intra-classe pour ne pas être tenté de dire qu’il ne faut surtout pas négliger cette étape. Si, dans un C.P-C.E.1, les choses peuvent aller régulièrement leur chemin, on constate que les enfants passent par des phases d’expansion successives : d’abord « de soi à soi », puis « de soi vers les autres », ensuite : « soi avec les autres », enfin « soi et le non-soi », en glissant ainsi progressivement de l’être individuel à l’être social, puis à l’être dans le monde.

Si on choisit de donner à voir par écrit, on ne peut dire tous les mots à la fois. Dès le début, on est bien obligé de mettre préalablement un début d’ordre dans la pensée pour qu’elle puisse se couler de façon unilinéaire jusqu’à la bille traçante du stylo. Ecrire, c’est commencer à penser, c’est-à-dire à organiser, à hiérarchiser les divers éléments que l’on a commencé à distinguer.

Mais on n’est pas réduit à ses seules forces. Le groupe existe et il peut jouer un grand rôle dans les apprentissages. Il faudrait souligner tout particulièrement le rôle de l’accueil des idées sérieuses, mais aussi celui des messages particuliers. Un exemple : alors que son père vient de se suicider, un garçon propose une création mathématique : p+a+p+a = papa. Evidemment, bien informée du drame, la classe s’abstient soigneusement d’y faire allusion. Cependant, en se focalisant, l’air de rien, sur la discussion à propos de la pertinence du signe +, elle témoigne de l’intérêt qu’elle porte à l’enfant. Celui-ci n’est d’ailleurs pas dupe, mais il sent combien à ce moment il est pris en charge et aimé.

C’est incroyable ce qu’une communauté accueillante peut apporter : sans émettre de jugements dépréciatifs, elle reçoit les messages les plus étranges, les propositions les plus fantaisistes. Elle permet à chacun de se rassurer sur lui-même et donc d’avoir une attitude de moins en moins subjective, de plus en plus objective, ce qui permet à tous les membres du groupe d’intégrer beaucoup mieux les connaissances. C’est particulièrement dans la pratique de la méthode naturelle de mathématiques que ces phénomènes sont les plus faciles à percevoir. On constate souvent que des membres du groupe se trouvent ravis et gratifiés de voir tout ce que la classe a pu repérer d’intéressant dans une création qu’ils avaient faite, comme ça, sans trop y penser. Il faut dire que certains individus se construisent un angle personnel d’approche du monde. Certains se réjouissent de l’équilibre dans la composition et ils voient tout sous l’angle de la symétrie. D’autres aiment traduire matériellement dans la troisième dimension. Il y a ceux qui font leur miel des classes d’équivalence, des parcours, des relations numériques, des extensions à d’autres domaines, de la théorisation…Chacun peut alors enrichir le groupe de son mode particulier de vision du monde. Evidemment, l’auteur de la création examinée et l’ensemble de la classe en sont les premiers bénéficiaires, mais également le commentateur parce que les demandes de précision et les contestations qui suivent son intervention le font aussi avancer. En outre, les autres vous apprennent à aiguiser votre regard car ils posent sur les créations des grilles de lecture que l’on n’aurait pas songé à avoir seul. Cependant, petit à petit, chacun se construit sa propre grille suivant sa nature profonde. Et il voit parfois avec étonnement que certains l’utilisent aussi. Il y a évidemment, surtout au début, des rivalités sur le plan du savoir et une production de stratégies intéressantes pour échapper au groupe prédateur. Mais, très vite, cela se régularise. Ceux qui ont l’expérience de cette méthode naturelle de maths peuvent dire à quel point ils sont parfois surpris par le fait que le groupe d’enfants – ou d’adultes – devient soudainement une seule personne. Il y a alors, subitement, une telle convergence des regards, une telle intense concentration, un tel silence que l’on ne peut qu’en être saisi.

« Il n’est point de brouillard comme il n’est point d’algèbre

Qui résistent au fond des nombres ou des cieux

A la fixité calme et profonde des yeux. » (V.H.)

De la même façon que toutes les activités précisées ci-dessus témoignent d’une sublimation de la tendance exhibitionniste de l’homme, le verbe « voir » conduirait à celle de sa tendance voyeuriste. Ce verbe suggère moins l’idée d’une action ; lorsqu’on contemple, scrute, examine, détaille… on recueille essentiellement des informations qui pourraient être prises en considération. Voir pour savoir est une démarche spontanée. Elle est si passionnante que des vies entières se construisent là-dessus. Ce qui s’offre trop directement au regard ne présente guère d’intérêt. C’est ce qui est caché qui attire. On veut découvrir le secret, comment c’est fait, pourquoi ça marche, quelles sont les structures qui rentrent en jeu, sur quoi on s’appuie… Cela explique le regard des scientifiques au travers du microscope, l’observation attentive du comportement des animaux, des électrons, des groupes humains…Et la mode et le voile…pour accroître le désir ! Devant les créations des auteurs ou des artistes, on cherche parfois à accéder à l’être qui s’y dissimule. Mais seuls ceux qui seront assez intuitifs, qui seront assez persévérants, assez aimants parviendront à l’être profond de l’auteur. Et c’est parfois si bien dissimulé qu’une vie suffit à peine pour y parvenir. Signalons que pour lire parfois ce que l’on vous donne à déchiffrer – avec l’espoir et la peur d’être percé à jour – la vision oculaire ne suffit pas ; il faut celle de l’esprit qui peut s’appuyer aussi bien sur de l’oral, des sons, des objets, des dessins, des comportements…

Dans une classe où se produisent tellement d’expérimentations, certaines concernent parfois l’expression symbolisée ou sublimée d’un mal-être mais aussi, plus simplement, le désir de « voir » ce que « ça donne » lorsqu’on dessine, peint, fabrique, invente, imagine… Et, dans nos classes Freinet, cela peut durer des années parce que c’est dans la nature humaine.

Un mot cependant à propos de « se voir » : dans son livre; « une école du 3ème type », Bernard Collot cite l’attitude curieuse d’une fillette qui, après s’être longtemps et soigneusement cachée du regard de la caméra, a accepté progressivement de se voir sur l’écran Et alors qu’à cinq, six, sept ans, elle n’avait ni lu, ni écrit; elle a rédigé son premier texte la semaine suivante. (Le cas Louise : l’identité – page 150). Cela fait penser aux débats à la télévision : ceux qui sont placés derrière l’intervenant qui est filmé souffrent beaucoup de se trouver dans le champ de la caméra. Ils sont à la torture, ils ne savent quelle attitude adopter. C’est sans doute une habitude à prendre. Cela a beaucoup d’importance : pour oser dire, se manifester, il faut s’entraîner. Cela peut se faire sous le couvert de l’anonymat de moins en moins strict. Pour aider certains enfants, il faut utiliser des tactiques pédagogiques de sécurisation progressive comme dans la création orale collective que permet de « se montrer » peu à peu en se risquant à de petites interventions qui, n’ayant pas été sanctionnées par le groupe, permettent de s’engager de plus en plus.

Didier Anzieu dit qu’ « un bon psychodramiste doit être un peu exhibitionniste ». Il n’est pas question de pratiquer le psychodrame en classe, mais il est certain que la présence dans un groupe d’un élément un peu exhibitionniste permet à d’autres de s’engager un peu plus. Cependant, il se peut maintenant que dans ce monde où réussir, c’est se montrer, le problème ne se pose guère. Mais, est-ce si sûr au niveau des petites classes ? Le maître n’a-t-il pas un rôle à jouer sur ce plan ?

Il vaut mieux clore cet amoncellement de réflexions disparates. Je sens que je n’ai pas trouvé le bon angle d’attaque des deux verbes. Mais y en avait-il un ? Dès que l’on flashe vraiment sur un point particulier, on débouche toujours sur la complexité. Rien ne nous a préparés à cela. La sagesse serait de se dire : « C’est cela la réalité, il faut en prendre son parti. » Pourtant, c’est dans cette globalité, cette complexité que Freinet nous a placés dès le début. Mais il nous reste beaucoup de progrès à faire. En fait, cela n’a guère d’importance. L’essentiel de notre travail se situe sur le plan pratique : il faut simplement se soucier de mettre en place un maximum de structures d’expression-création et de communication pour qu’à titre individuel ou collectif, les enfants puissent les utiliser à leur profit.

subir

Quelle idée de placer ce verbe dans la série de ce que cherche l’être humain, alors que l’on sait qu’il a toujours fui la douleur. Oui mais, on sait également que rien n’est jamais simple. Une émission « Blessures Exquises » vient précisément de le démontrer. Voici ce qu’en dit la réalisatrice :

« A la naissance de ma fille…j’ai demandé, comme beaucoup de jeunes femmes, une péridurale. Effectivement, je n’ai pas souffert, mais curieusement, j’ai ressenti un manque profond : j’avais le sentiment de n’avoir pas vraiment vécu la naissance car je n’avais pas expérimenté la souffrance de l’accouchement. Dès lors, je n’ai cessé de m’interroger : pourquoi ce besoin malgré tout de souffrance ? La douleur est-elle un mal nécessaire, initiatique ? Quelle est la frontière entre douleur et plaisir ?  » (Nina Barbier)

« Comme si les souffrances de la naissance, du tatouage, piercing, marquage au fer rouge, clous du fakir, flagellations et sport de haut niveau étaient toutes révélatrices d’un même type de comportement…masochiste. Masochiste et heureux de l’être, bien sûr ». (Marine Faure – journaliste)

Comme il s’agit ici de se préoccuper de ce qui se passe au niveau de l’école primaire, nous allons abandonner ce sujet de la douleur corporelle. Ce n’est d’ailleurs pas celui que je voulais aborder. Si j’ai inclus ce verbe dans la série, c’est parce que j’ai lu René Girard et, tout particulièrement : « Des choses cachées depuis la fondation du monde ».(Grasset). Dans ce livre, l’auteur s’est attaché à cerner le phénomène du « mimétisme d’acquisition ». D’après lui, il serait à la source de toutes les cultures et de toutes les religions. Il est, en effet, si dangereux, si destructeur de toute communauté que, pour s’en préserver, les hommes ont inventé des systèmes à base d’interdits, de rituels et de mythes. L’exogamie en est un exemple : les hommes de la tribu doivent choisir leurs femmes en dehors, sinon la communauté s’entre-déchirerait. (Voir également l’interdit universel de l’inceste.)

Tout le monde sait ce qu’est l’imitation. Mais ce que l’on ne voit pas, dit Girard, c’est qu’il existe une imitation de l’autre dans les choix qu’il réalise. « L’être ne sait pas ce qu’il veut et ce sont les autres qui le lui désignent en le désirant eux-mêmes ». Faites l’expérience suivante : donnez exactement le même objet aux divers membres d’un groupe d’enfants, vous verrez très vite de l’agressivité se manifester. En effet, l’objet de l’autre est plus intéressant, la preuve, c’est qu’il s’y intéresse. Cela ressort évidemment de la jalousie.

« Pourquoi lui (elle) et pas moi ». Ces mots terribles sont toujours prêts à surgir à chaque minute de la vie. Il suffit de dire ou même simplement d’avoir l’air de penser : « Moi, je peux avoir ou faire telle chose » pour qu’aussitôt quelqu’un se lève et relève le défi. Pour que l’on se saisisse de l’intensité et du ridicule de cette affaire, il suffit de penser à ces groupes de onze personnes qui font vibrer des millions de gens et parfois déclenchent même des guerres (la guerre du foot en Amérique centrale) parce qu’ils ont été capables de faire franchir une ligne à un objet rond et, cela, une fois de plus que les autres.

Il n’est nul besoin de s’étendre là-dessus, la vie quotidienne nous fournissant à profusions des exemples de cette nature. L’objet de la rivalité peut d’ailleurs n’avoir aucune réalité palpable. Il peut s’agir, par exemple, de prestige – « prestigiae » = fantasmagories, sortilèges. – Il suffit que quelqu’un manifeste le désir d’être au-dessus…meilleur que…plus capable que…Et cela peut s’appuyer sur des défis les plus inattendus : lancer un objet le plus près de …ou le plus loin…ou dans…ou par-dessus…ou au-delà d’une ligne ; mettre plus de temps pour…moins de temps…Inutile d’insister, on peut multiplier les thèmes à l’infini. Et, à chaque fois, la même question resurgit : « Pourquoi lui et pas moi ? » (ou « Pourquoi eux et pas nous ? »). La société s’est protégée de cette menace permanente en se constituant un ensemble de règles qui encadrent les choses de façon à peu près acceptable. Mais elles sont parfois insuffisantes. Et les médias offrent de quotidiens témoignages de débordements.

Souvent, le point de départ du conflit est microscopique, mais cela s’emballe tout de même parce que l’autre pourrait avoir l’air d’avoir raison ou se donner l’air d’avoir raison. Et ça, c’est insupportable. Naissent alors des haines mortelles dans les domaines universitaires, professionnels, économiques…Voir également les rivalités sportives, intellectuelles, conjugales, artistiques, séductrices, religieuses (la vierge de…est plus puissante que la vierge de…)…

Cependant, il semble que celui qui triomphe ne soit jamais assuré de rester dans son état de félicité car sa position est constamment menacée. Et la source de son inconfort peut résider en lui-même. Un roman m’a permis de le comprendre : le rêve suprême d’un jeune homme était d’être accueilli dans une famille noble. Il a donc fait tout ce qu’il fallait pour y parvenir. Mais lorsqu’il a atteint son but, il s’est trouvé déçu : ce n’était donc que cela ! Alors, il a mis la barre plus haut en cherchant cette fois à être reçu par une famille princière. Et, là encore, il a su magnifiquement mener sa barque. Eh bien ! Nouvelle déception : ça n’en valait pas davantage la peine. Cependant, il avait atteint son plafond. Comme il ne pouvait pas être roi, il n’a plus su où porter ses pas. En fait, d’après Girard, il avait trouvé ce que chercherait constamment tout être humain : l’obstacle définitif et incontournable qui permet d’être assuré de perdre ! Mais il n’est nul besoin de romans ; on voit constamment cela dans la vie courante où le sport a pris tant de place. Au tennis, par exemple, ce n’est pas rare de voir un joueur perdre la partie après avoir eu en mains trois balles de match. C’est la peur de gagner. Celui qui a atteint un sommet se sent en danger car il n’y a pas loin du Capitole à la Roche Tarpéienne.

Girard parle aussi du « modèle-obstacle » : c’est celui que l’on envie, que l’on voudrait imiter, mais qui semble malheureusement indépassable. Par exemple, le disciple admire son maître, il s’en fait un modèle. Mais celui-ci bouche l’horizon parce qu’il constitue un obstacle en apparence trop difficile à surmonter. La relation qu’il a avec lui devient ambivalente. C’est une relation d’amour-haine. Cela se retrouve partout, dans la famille, l’activité professionnelle, les loisirs…

Bon, tout ceci semble incontestable. Mais en quoi cela nous concerne-t-il alors que c’est ce qui se passe au niveau de l’école primaire qui nous intéresse ? On peut déjà se féliciter du pas immense que la Pédagogie Freinet a effectué dans le domaine de la sérénité psychologique des élèves en supprimant les notes et les classements. « Mais alors comment motiver les élèves sans l’émulation ? – Patience, nous y venons. Il faut d’abord que l’on creuse bien la question à partir de notre expérience. Pour Winnicott, la rivalité fraternelle est l’une des plus dangereuses situations qui soit. Mais, en tant qu’enseignant, on ignore généralement ce qui se passe dans les familles. Cependant, la présence dans nos classes de jumeaux monozygotes nous permet parfois d’entrevoir le problème. Voici, par exemple, un texte libre de Véronique (8 ans), sœur jumelle de Viviane :

 » Il était une fois deux jumelles ; l’une s’appelait Véronique et l’autre Vanessa. Il y avait un serpent 17. L’autre c’était un serpent 19. Moi, je disais que le serpent 17 parlait et ma sœur disait que non. Alors, j’ai pleuré. »

Dans son texte, la fillette conserve son prénom. Mais elle invente le second prénom, ce qui lui permet de placer le message en partie dans la réalité et en partie dans l’imaginaire. Peu de choses séparent les deux serpents ; ils se trouvent presque à égalité. Mais Véronique disait que le 17 parlait et sa sœur (sa sœur, pas Vanessa !) disait que non. Ce texte démontre que, dans certains couples de jumeaux, les deux ne sont pas ou ne se sentent pas au même niveau.

J’ai connu deux autres jumelles. La dominante ne permettait pas à sa sœur de la dépasser sur quelque terrain que ce soit. Partout, elle se voulait la meilleure. La dominée en est tombée très malade. Mais elle a rétabli la situation quand elle s’est créé son territoire en se lançant dans la poésie. Et là, sa sœur s’est trouvée bloquée parce qu’elle n’avait pas assez souffert pour arriver à une expression aussi sensible et aussi parfaite sur le plan de la forme, travaillée avec courage. Cependant, en cette occurrence, la dominante s’est tout de même servie de la réussite de sa sœur pour briller vis-à-vis de l’extérieur. Sa jumelle n’était-elle pas une autre elle-même ?

Cependant, il existe beaucoup de jumeaux heureux, surtout lorsque chacun a pu ou su trouver son propre terrain d’excellence. Je viens de rencontrer un ancien élève que j’ai eu en classe en même temps que son frère jumeau. Il pense qu’il n’exagère pas quand il dit qu’il a été moins bien « accueilli » par ses parents. L’autre a fait de brillantes études. Et il est, non seulement, ingénieur, mais responsable national d’un sport de combat. Le jumeau « faible » n’a obtenu qu’un B.T.S. de construction mécanique après son bac. Mais un jour, en travaillant avec le C.N.A.M., il a découvert tout un monde, celui des sciences humaines. Une vraie révélation. Il s’est intéressé à des quantités de choses…Et il est devenu ingénieur en organisation.

– Est-ce que, tout de même, ça n’a pas été pour toi un renversement de situation par rapport à ton frère ? Cela pourrait expliquer ta motivation pour de nouvelles études.

– Alors, là, pas du tout. Du moins, je ne le crois pas. Car je prépare un doctorat, et si je continue d’autres études à la Sorbonne, c’est uniquement par passion de comprendre. Et je crois bien que je ne m’arrêterai plus d’étudier, quelle que soit la réaction de mon frère.

– Mais lui qui a été programmé par votre gémellité à chercher à être toujours le premier des deux, comment accueille-t-il ta progression sur le plan social ?

– Pour l’instant, il ne doit pas se sentir menacé. Il veille peut-être au grain, mais il doit également se rendre compte que ma motivation fondamentale, c’est le plaisir et non un désir quelconque d’élévation personnelle. »

Alors là, avec ce garçon, on touche un point essentiel : il existe, certes, un « désir-selon-l’autre » qui peut terriblement nous manipuler de l’extérieur, mais également un « désir-selon-soi » intérieur qui permet d’échapper aux terribles pièges du mimétisme d’acquisition. J’ai un voisin qui travaille depuis une trentaine d’années sur une question très difficile. Il n’en finit pas de trouver des réponses satisfaisantes…et de nouvelles questions, de plus en plus générales et de plus en plus élevées. Il se ré gale. Mais il n’a aucun souci de communication, de publication. Il ne travaille que pour sa satisfaction personnelle. Comprendre, c’est tout ce qui l’intéresse. A ce point-là, c’en est impressionnant.

Dans une famille de quatre garçons où les rivalités fraternelles ont atteint une intensité dramatique, le troisième tire tranquillement son épingle de ce jeu dangereux. Il refuse de jouer en double, il n’entre pas dans la compétition. Quand il dessine ou peint, ce n’est pas pour obtenir la reconnaissance d’un public ou d’une coterie d’artistes…Non, il ne cherche pas à plaire, il cherche à se plaire : il construit, il prolonge, il comble des vides, il efface des creux, il habille des nus, il rectifie des torsions, il démolit des perfections, il complète, il multiplie, il se multiplie…bref, il s’abandonne tout entier à la réalisation de ses fantasmes. Il n’a pas de but. Il ne cherche pas à fonctionner suivant les normes habituelles. Tout à la jouissance de la satisfaction de son « désir-selon-lui », il suit tranquillement son chemin;

Alors, avec ces divers exemples de comportements, on peut envisager d’autres devoirs pour l’école. Le meilleur moyen de permettre aux jeunes d’échapper à la ridicule soumission à la norme, à la mode, au désir-selon-l’autre, c’est de permettre à chacun de s’investir dans un ou plusieurs domaines personnels. Là, il suit tranquillement sa voie sans avoir de compte à rendre à personne. Et, de cette façon, il va beaucoup plus loin qu’il ne serait allé s’il lui avait fallu se glisser dans des structures obligées. Evidemment, il n’est pas seul. Mais il ne retient des expériences des autres que ce qu’il peut intégrer à sa chaîne en cours de construction. (Freinet). Comme nous vivons dans la complexité, on n’a nullement à craindre que des choses indispensables ne soient abordées. Tout est contingent ; aucune trajectoire ne peut se dessiner sans que l’on ne débouche nécessairement sur des questions, des territoires, des problèmes que l’on ne peut ignorer. A l’école primaire, il est évident que c’est surtout au niveau des langages (oral, écrit, dessin, maths, corporel…) que les chemins particuliers vont d’abord se préciser. Car il est impératif pour l’être humain d’exprimer au dehors ce que la vie a imprimé en lui. Et la première enfance a été souvent si chargée que « répercuter » ce qui a percuté est l’une des premières tâches à accomplir pour trouver un équilibre suffisamment acceptable. Il y a donc beaucoup de grain à moudre. Et c’est tout bénéfice car l’utilisation abondante des langages conduit peu à peu à leur maîtrise et c’est autant d’atouts supplémentaires pour affronter l’avenir.

On peut encore suivre de très près, pas à pas même, une trajectoire, celle de Rémi le fort dyslexique. (Odilon). Au départ, pour être comme les autres qui écrivent quotidiennement un texte, il ne sait comment y parvenir. Il n’a pas encore compris que les richesses qu’il a dans la tête pourraient se transférer dans l’écrit. Alors, il s’invente un système de permutation d’animaux. Puis, progressivement, il abandonne son artifice. Pendant un certain temps, il butine de-ci de-là, essayant la piste d’un copain, puis une autre sans trouver sa voie. Enfin, il réussit à s’enfoncer dans un taillis de feuilles qui tombent sur des tombes et, soudain, venu de nulle part et totalement imprévisible, même pour lui-même, un talent remarquable de textes à suspense surgit magnifiquement du chaos.

A l’école, il faudrait surtout se préoccuper d’ouvrir en grand l’éventail et ne pas se contenter de permettre seulement de maigres profits. En deux années de cycle 2, on peut, en plus de ce qui est habituellement demandé, conforter un talent ou un tempérament artistique, développer une créativité globale, une aptitude à diriger un groupe, une capacité stratégique, une aisance orale, un esprit scientifique, une imagination mathématique, un questionnement linguistique, une intuition des parcours, une compétence manuelle, un sens aigu de la relation… Et l’on s’aperçoit que la façon d’être et d’agir de chacun peut être utile aux autres, soit en confirmation ou soutien, soit en opposition ou en élargissement des problèmes.

 » Oui mais, il n’empêche que les enfants veulent toujours être comme les autres. – Bien sûr, mais seulement dans les groupes sociaux habituels où il ne faut offrir aucune prise à ceux qui ont besoin pour leur propre sécurité de trouver le « différent » à qui on pourrait faire tenir le rôle de victime émissaire. Mais si on change le milieu, les choses se transforment. Par exemple, lorsqu’on installe une classe créative, la seule façon pour les enfants d’être comme les autres, c’est de ne pas être comme les autres, c’est-à-dire de suivre leur propre chemin. Et tout le monde en profite alors à fond. Nous pouvons facilement le comprendre car l’I.C.E.M. est également un milieu particulièrement protégé. Nous sommes dans le monde du « soi avec les autres ». Insensible aux colifichets habituels : promotion, mention honorable, palmes académiques, chacun suit librement son chemin en fonction de ses données personnelles de départ et de ses conditions de travail. Et il ne prend aux autres que ce qui peut être incorporé à sa chaîne en cours de construction. Comme les Américains qui disent que ce qui est bon pour Ford est bon pour l’Amérique, ce qui est bon pour nous ne saurait qu’être bon pour tous.

salir

Un verbe pour lequel les freinétistes ont une application toute trouvée…à moins qu’ils n’en fassent un verbe générique qui recouvrirait à la fois : dessiner, barbouiller, gribouiller, tacher, souiller, polluer, dégrader, marquer, peindre, démolir, déchirer, débiner, calomnier, diffamer, médire, flétrir, ternir, ruiner, tourmenter, torturer, effacer, invectiver, injurier, détruire …

Le problème est toujours le même : de ce verbe, comme de tous les autres, il s’agit de se faire un outil pour essayer de tirer son épingle du jeu difficile de la vie où l’on se trouve parfois très profondément impliqué sans qu’on n’y ait été véritablement pour rien. Et nous, les enseignants, quelle aiguille à mieux tricoter la vie pouvons-nous en tirer pour aider les enfants à s’en sortir au mieux ? Si, du moins, notre parcours de vie nous a amenés à le désirer pour eux – et, peut-être, pour nous, à travers eux.-

Dans leur ensemble, les verbes cités plus haut ne respirent pas la gentillesse, l’honnêteté, la reconnaissance, l’amour. Comme « subir » qui peut déboucher sur le masochisme, la pulsion du « salir » peut conduire au sadisme. Cependant, je pense que, loin de ces extrêmes, la pédagogie Freinet peut faire de cette tendance incontestable un élément très positif. Ici, il est encore question du pouvoir, mais du pouvoir infligé et non plus subi. Lorsqu’on consulte la liste des formes qu’il peut prendre, on s’aperçoit qu’il peut s’appliquer aux choses et aux êtres. Commençons par les premières. J’ai deux anecdotes parlantes à ce sujet : enfant, Jean avait été mal considéré par sa famille. Celle-ci ne s’était pas aperçue qu’il était myope. Cela lui donnait un air lunatique ; il avait toujours l’air d’être ailleurs. Alors qu’il était très intelligent, on le considérait un peu comme « innocent ». Il vivait en solitaire et, faute de relations normales avec ses frères et sœurs, il ne lui restait que celles qu’il pouvait établir avec les objets. Mais, sans doute pour se venger de compter si peu, leurs relations étaient conflictuelles et même brutales. Leur foncière résistance irritait le garçon. Il les insultait, il les contraignait à se soumettre. Et il développait une énergie extraordinaire pour parvenir au résultat qu’il avait décidé. Mais l’accumulation de joies qu’il recevait de ses régulières réussites lui donnait une puissance de vie qui lui permettait alors de pouvoir pleinement exister.

Autre exemple : à Rennes, une tagueuse a été arrêtée à son cent vingt-septième tag. Elle s’en est expliquée. Ce qui la poussait, ce n’était nullement son désir de manifester son existence en marquant la ville de ses « signatures », ni le plaisir de défier la police comme le font certains, ni la vengeance contre une société trop bien installée, non, c’était la provocation d’une surface vierge. Dès qu’il en apparaissait une nouvelle, elle se devait d’en prendre nécessairement possession. Elle ne pouvait résister à son désir de démolir cette insolente perfection. « Il ne faut surtout pas commencer, disait-elle : dès le cinquième ou sixième tag, le plaisir découvert est tel qu’on ne peut plus y renoncer. »

Déranger une surface, c’est une tentation très répandue : marcher le premier dans une cour couverte de neige vierge ; déranger délicieusement l’eau parfaitement immobile d’une piscine en y plongeant le premier ; tracer des lignes sur une plage que la marée vient d’égaliser…C’est un type de plaisir si facile à obtenir qu’on s’en lasserait rapidement s’il était souvent renouvelé. Mais c’est parfois intentionnellement que l’on présente des surfaces attirantes. La femme du « Lisse », par exemple, multiplie les provocations : cheveux magnifiquement ordonnés, maquillage parfait, vêtements immaculés, bas tendus sur les jambes. Pourquoi ? Mais, pourquoi donc ?…Pour donner à l’homme l’envie de la chiffonner !

Les personnes se trouvent aussi souvent attaquées. La tentation en est constante. On les débine, on les descend, on les démolit, on les rabaisse, on leur rabat le caquet. J’ai pu très souvent le vérifier. Lorsque je fais pratiquer la méthode naturelle de mathématiques, quelqu’un, fréquemment un garçon d’ailleurs, se précipite presque immédiatement pour manifester son savoir. Son intervention est souvent accueillie par des sifflements d’admiration, plus ou moins ironiques. Sur le tableau, je porte une flèche verticale de dix centimètres à son nom. Et une deuxième, au-dessus, s’il se manifeste à nouveau. Mais s’il récolte une troisième flèche, le silence qui s’établit est si chargé de menaces qu’il prend alors la décision de ne plus ouvrir la bouche. En effet, il sent alors que le groupe commence à le regarder de travers car il bouscule son désir d’homéostasie, c’est-à-dire qu’il remet en cause l’équilibre général. Au début, il n’y avait qu’un seul pouvoir : celui de l’animateur. Et voilà que quelqu’un tente de se dégager de l’humble troupeau. Aussi, la réaction est-elle rapide. – « Plus de têtes, rien que des pieds. » disait Delbasty, en 68, à ceux qui contestaient les leaders » –

Mais, la plupart du temps, une réaction mi-figue mi-raisin se produit dès la première flèche : « C’est pas étonnant, sa mère est prof de maths ». « C’est son voisin qui lui a soufflé la réponse. » « Pour se préparer à cette séance, il a étudié ça, dans un livre, hier soir ». »Il n’a aucun mérite »

Cependant, pour empêcher que la santé sociale du groupe ne se dégrade trop, j’accorde également une flèche à quelqu’un qui a témoigné d’une grande gentillesse, une autre flèche à celui qui a su faire rire, une autre à celle qui a témoigné d’un esprit de justice, une flèche d’honnêteté à celui qui a rapporté une idée juste que sa voisine n’avait pas osé lancer dans le groupe…etc. Alors, c’est l’explosion des rires : tout le monde propose des flèches pour des motifs souvent saugrenus. Je laisse le groupe se saturer de petites folies, puis, lorsqu’il a retrouvé sa santé intellectuelle, j’expose mon idée en dessinant sur le tableau.  » Lorsque quelqu’un se distingue et crée alors un déséquilibre, on peut rétablir la situation de deux façons : ou bien on le rejoint à son niveau ou bien on le ramène au degré zéro ante.  »

 » Ah! ça ira, ça ira : les aristos à la lanterne,

Ah! ça ira, ça ira : celui qui s’élève, on l’abaissera ».

Le mieux évidemment, c’est de chercher à s’élever. Dans une classe Freinet qui ouvre tant de champs de réussite, chacun peut trouver sa voie sans avoir à éprouver de sentiments négatifs. D’où le succès du planning de lancement. Mais c’est encore beaucoup plus net avec « les arbres de connaissance ». En cas d’interrogation sur ce qu’il vaut, un enfant peut à tout moment se rassurer en consultant son blason de brevets. Et il peut également se réjouir d’avoir contribué au développement de l’arbre de la classe. Au début de l’établissement de cet outil, les instits ont été surpris de l’apparition d’une très grande quantité de brevets dans des domaines non-scolaires. Ils ont eu la sagesse de les accepter. De son côté, parce qu’il avait toujours considéré l’enfant dans sa globalité, Freinet disait qu’une réussite dans un domaine favorisait des réussites dans tous les autres. Donc, à priori, deux solutions : abaisser les autres ou s’élever soi-même. Mais quand on est dans une classe Freinet, il existe une troisième solution : la sérénité, l’indifférence aux avancées des uns et des autres parce que l’on a eu beaucoup d’occasions de se trouver rassuré sur soi-même.

De toute façon, nous pouvons offrir des moyens de compenser, de se rattraper, de se rééquilibrer. Sur le plan du « salir », nous ne sommes pas démunis. Nous avons pu vérifier combien, par exemple, le dessin-peinture pouvait être le terrain de profonds investissements. Pour un peu, dans une classe que j’ai pu suivre de près, cette activité aurait tout envahi. Dès qu’elles avaient une seconde, les fillettes se précipitaient sur les crayons ou sur les pinceaux. Il n’y avait pas de temps mort : alors que la précédente n’était pas encore achevée, l’idée d’une nouvelle création se mettait déjà en place dans l’esprit. La motivation était vraiment intérieure : aucune exposition dans la classe, ni de présentation aux autres, ni de jugement de la maîtresse qui se contentait de signaler parfois une nouveauté afin d’élargir au maximum le champ des possibles. Trop pris par leur passion, et immergés dans le désir-selon-soi, les enfants ne se préoccupaient pas de se rassurer, d’être acceptés par le groupe. Ils y étaient devenus indifférents.

Pour les enfants, pour la maîtresse, pour moi, pour tout le monde, la dominante, c’était la recherche esthétique. Cependant, un événement m’a entraîné à considérer différemment les choses. Dans ma classe, pour des raisons de carence organisationnelle du maître, le dessin pouvait seul s’épanouir. Mais nous étions loin de la passion de l’autre classe. Cependant, un jour, une surprise : Christian, un petit Parisien mis en pension chez sa grand-mère parce que ses parents sont en train de divorcer m’apporte une feuille en disant : « Tiens, monsieur. » Un cadeau de ce garçon taciturne, quel événement ! Mais je déchante très vite : en effet, il m’a bien arrangé : « Monsieur Le Bohec aux cabinets ; MLB qui fait le marché ; MLB qui va en prison parce qu’il a renversé l’armoire exprès ; Christian qui va battre MLB ; la face de MLB. » C’était la première fois que je voyais un dessin à sous-bassement psychologique. Je m’en suis d’autant moins formalisé que, peu de temps auparavant, la grand-mère m’avait dit que ce garçon détestait les hommes dont je n’étais, donc, que le représentant.

Par la suite, j’ai eu l’occasion de travailler sur : « Qu’ont-ils fait du dessin ? » (éditions ICEM), brochure rédigée à partir de 3000 dessins. A cette occasion, de nombreuses possibilités de son utilisation ont été mises au jour. Au cours de leur première année de C.M., les enfants se sont contentés de butiner. Mais, avec le temps et la grande quantité de productions, la plupart des enfants ont débouché au C.M.2 sur des territoires qu’ils ne se savaient pas espérer. Cette fois, il s’agissait bien de salir. Très rarement, d’ailleurs, les espaces blancs offerts par la feuille, mais le plus souvent, des personnages réels. Faute de pouvoir réellement éliminer leurs oppresseurs, ils leur faisaient subir symboliquement bien des malheurs pour les reculer progressivement dans l’arrière-fond en tant que motifs de souffrance. J’ai pu étudier en particulier 357 dessins d’un enfant sur deux années. Contrairement à ses camarades auxquels il avait fallu plus ou moins de temps pour découvrir les possibilités de ce langage, il s’était lancé à l’assaut dès le premier jour. Et, au total, sa production se révéla d’une parfaite homogénéité : ce n’était que nez déformés, oreilles d’ânes, têtes de moutons, mains coupées, bras liés, pieds absents, têtes écrasées, couteaux aiguisés, 40 visages abîmés, 30 accidents, 15 annonces de mort, 12 tués, 13 chutes… Faute de pouvoir agir dans la réalité, ce garçon tentait ainsi de se venger de son quotidien tourmenteur. L’examen superficiel de la production de la première année de cette classe ne m’avait pas permis de voir grand-chose. Mais en regardant les choses d’un peu plus près, je me suis aperçu par la suite que, déjà, à ce moment-là, beaucoup n’hésitaient pas à « salir » de multiples façons : en gribouillant des visages, en ridiculisant de diverses manières une même silhouette, en s’attaquant à ce qui faisait souffrir…Et moi, stupidement, j’avais tendance à mépriser ce genre de production qui ne rentrait nullement dans mes cadres esthétiques. En réalité, il s’agissait à chaque fois d’une sublimation, c’est-à-dire de l’inscription d’une pulsion de détruire dans une activité socialement acceptée. De cette façon, on pouvait tranquillement tout dire. C’est ce que, de son côté, Patrick a également réalisé dès le premier jour de son C.M.1. Et il a passé le reste de son année à liquider physiquement un personnage puissant. Cependant, il lui a suffi d’une seule année pour régler son problème : une fois le meurtre symbolique accompli, il a versé dans l’esthétisme. A l’inverse, Eric M. qui s’était tranquillement installé dans le réalisme au cours de la première année, a soudain basculé dans l’imaginaire au C.M.2. Et il s’en est payé. Comment ! lui aussi, ce garçon si sage…?

Mais, dans ce domaine de l’amélioration de leur santé psychique, les enfants peuvent également utiliser les langages que l’école a su mettre aussi à leur disposition. A condition évidemment qu’ils s’y sentent autorisés et qu’il n’y ait pas de risque de retour du bâton. C’est ainsi que, par écrit, des agressions se produisent également. Cependant, par précaution, toujours sur le plan symbolique. Du grand frère, on fait un chat, victime de la souris. Le père autoritaire : une vieille mémé à moto à qui il n’arrive que des malheurs. Le père injuste, un clown qui ne saurait faire rire. L’enfant têtu, la trousse récalcitrante, etc.

Oralement, on a pu également entendre bien des choses : un dialogue sur la mort, l’expression d’une trop grande solitude, la haine mortelle vouée à un petit frère, l’amour pour la nouvelle petite sœur, la dénonciation de la pédophilie d’un père…

Après l’utilisation bénéfique du « salir » sur le plan des santés sociale et psychique, parlons maintenant de la santé intellectuelle. Pour progresser dans la connaissance, le groupe a besoin de « ruiner » toutes les hypothèses fausses qui se trouvent présentées. Or si « tout individu est partial et passionné – ce qui favorise l’invention – la critique du groupe permet, grâce à l’intersubjectivité, de découvrir des hypothèses, des théories qui résistent et qui constituent provisoirement le savoir objectif. » (Popper). Au début, la critique est souvent subjective. Mais lorsque la sérénité s’est installée, la méthode critique devient rapidement efficace parce qu’elle se place alors uniquement sur le plan de l’objectivité.

C’est vrai que toute critique pourrait faire des dégâts. Mais quand c’est l’idée qui est attaquée et non la personne qui l’exprime, le groupe peut réaliser des progrès. Démolir devient alors un devoir…En Italie, j’ai blessé des sensibilités parce que j’émettais des critiques qui auraient été très bien acceptées dans notre pays. A Sienne, au cours d’une séance, Luciana était venue me trouver pour m’interroger sur les raisons de mon agressivité. J’ai répondu : « Je me croyais en France ». Chez nous, la critique d’une idée n’est pas automatiquement ressentie comme une critique de la personne qui l’émet. On pratique souvent, d’ailleurs, l’entretien dialectique cher à Socrate, entretien au cours duquel on unit ses efforts pour essayer de déboucher sur la vérité. Ou, comme le dit, à peu près, Popper : « Dans une discussion, il ne doit y avoir ni vainqueur, ni vaincu, mais la possibilité pour chacun de repérer et d’améliorer son point de vue ». (Nous dirions maintenant : « ses représentations mentales ».)

Après les santés psychologique, intellectuelle et sociale, il faudrait examiner le rôle que pourrait jouer le « salir » sur la santé physiologique. Mais sur ce plan, pour l’instant, je ne vois absolument rien. C’est au contraire, me semble-t-il, le non-salir-la propreté- qui pourrait lui être favorable. A moins que le grimage, les déguisements…?

Voilà donc un verbe qui ne semblait pas très sympathique au premier abord. Mais c’eût été une erreur de le classer dans une seule catégorie. Cela n’aurait pas correspondu à la réalité du monde. Entre le bien et le mal, les choses ne sont jamais faciles à définitivement définir. Comme la langue d’Esope, tout peut être utilisé en positif ou en négatif. Cependant, il appartient aux enseignants de tirer le maximum de ce verbe pour en faire bénéficier les enfants. La route est entièrement ouverte puisqu’il s’agit essentiellement de travailler sur les langages, de les améliorer, de les maîtriser. C’est d’ailleurs ce que demande l’administration. Cependant, on n’y parviendra pas par des exercices, mais en donnant aux enfants la possibilité de construire et d’utiliser ces langages, comme ils le veulent, même si cela peut paraître aberrant à des esprits malades de rationalité. Maintenant, nous sommes de plus en plus informés de l’existence du sous-bassement profond de la personnalité. Nous ne nous contentons plus de considérer les enfants comme des personnes qui doivent obligatoirement se glisser dans le scaphandre de l’élève. Nous avons à les prendre dans toute leur complexité. Cependant, nous sommes des instits et non des psychothérapeutes. C’est à nous de permettre aux enfants d’être leur auto-thérapeutes, d’être thérapeutes d’eux-mêmes, s’ils le désirent, s’ils en ont besoin, et à leur manière. La plupart du temps sans même savoir ce qu’ils font. Et sans que nous ayons, nous, guère d’autre fonction que d’organiser la liberté, le temps, le milieu, afin de favoriser le déploiement de cette production souvent si nécessaire. Nous, les freinétistes et assimilés, nous pourrions faire de « salir » un verbe générique qui recouvrirait : dire, chanter, écrire, dessiner, calculer, mathématiser, peindre………pour : exprimer, raconter, symboliser, sublimer, user, effacer, éloigner, se distancier, se délivrer, s’équilibrer, composer, créer, construire, orner, enchanter, s’enchanter, réfléchir, apprendre, maîtriser, savoir, agir…

revivre

Nicolas Go m’a surpris quand, après avoir lu « Subir », il m’a dit : « Maintenant, j’attends ton « Revivre ». Ainsi resserré en un seul mot, ce verbe m’a surpris. En effet, j’avais déjà entrepris « Salir » et, pour épuiser ce que mon esprit m’avait progressivement mis en tête à propos de ce que cherche l’être humain, je voyais vaguement pour la suite « revivre pour réparer » et « revivre pour rejouir ». Quoique déjà assez solidement installé, c’était encore flou dans mon esprit. En fait, sur le plan comptable, il ne s’agissait plus que de dix verbes. Mais, à aucun moment, je n’avais pensé à traiter de « revivre » tout seul. Aussi, je me suis trouvé complètement à sec devant ce solitaire. Il ne me disait rien et je n’avais rien à en dire. J’ai pensé que, pour intégrer ce verbe dans le onze de départ, quelques lignes allaient donc me suffire.

Cependant, une fois de plus, sans m’avoir demandé mon avis, mon esprit s’était déjà mis en marche. Soudain, j’ai pensé que c’est sans doute une nécessité pour l’être humain de relater les événements dont il a été témoin. Et cela pourrait remonter à la tribu primitive. Il est évident que, pour survivre, le groupe avait besoin que chacun de ses membres soit d’une extrême vigilance pour repérer dans l’environnement tout ce qui pouvait être menaçant ou favorable. Et il fallait nécessairement le rapporter au groupe. C’est peut-être aussi simple que cela. Et cela peut suffire à expliquer l’origine de quantité de textes libres écrits au C.P-C.E. Sans qu’il y ait à chercher quelque autre raison que ce soit pour en connaître les sources. Voici, pris dans la série des textes de la classe d’Hervé Moullé, à Beaumont-Pied-de-Bœuf (Mayenne) :

« Mon papa va prendre une nouvelle remorque et il va aller en Suisse. »

« Ma mère a changé d’hôpital, il y a quatre étages. Elle est au premier étage. Elle connaît trois personnes. »

« Mercredi, l’Equipement est venu balayer le chemin. Jeudi matin, ils sont venus tracer, puis ils ont goudronné. »

Ceci relève de l’information simple et tranquille. On a besoin de le dire et on le dit, sans même se préoccuper de savoir si ça intéresse qui que ce soit;

Dans la grisaille des jours, le moindre petit événement a besoin d’être rapporté. On a donc, en attendant, toujours ainsi quelque chose à dire pour alimenter la pompe à textes. Mais en attendant quoi ? Cependant, je me rends compte d’une chose : avant de rédiger son texte, l’enfant a dû nécessairement se le remettre en sa mémoire et donc, le revivre, c’est-à-dire se resituer à ce moment-là. C’est encore plus net dans les textes suivants :

« Avec ma petite sœur, on s’est promené, on a trouvé un chat et on a donné le chat à Marilou. »

« Dimanche, j’ai eu une dent de tombée et Elina, ma sœur, a une dent qui pousse. »

« Dimanche, à la maison, j’étais malade. Le docteur est venu parce que j’ai vomi deux fois dans la même journée. Le docteur était un remplaçant. Je l’aime bien, mais il appuie sur le ventre et ça fait un peu mal. »

Un pas en avant est accompli : l’auteur du texte est cette fois également concerné. Et il a encore plus nettement revécu l’événement avant de le communiquer, comme il semble naturel à l’être humain de le faire.

Mais un pas de plus se trouve accompli dans certains textes :

« Ma sœur est revenue, elle était partie à la montagne. Elle m’a donné des CD. On va faire une boom. Elle m’a manqué ma sœur. »

Camille (8 ans) (30-01-04)

C’était uniquement descriptif. On relatait les circonstances de l’événement et la suite des événements. Et puis, soudain, l’enfant s’introduit dans le texte et communique son sentiment. Certes, parmi les textes précédents, comme celui de la mère qui avait changé d’hôpital, il y avait sans doute des pensées accompagnatrices. Mais elles n’étaient pas suffisamment fortes pour percer le mur du silence. Et puis, en ce début d’année, dans cette classe unique-là, orpheline de sa poignée de poètes partis au collège, le nouveau style de réception des productions ne s’est pas encore établi. Jusqu’où peut-on aller dans l’audace de la communication ? Est-ce que l’on ne va pas être obligé de refermer un peu l’éventail. Est-ce qu’on n’est pas en droit de douter de l’accueil qui pourrait être fait à la relation trop directe d’un sentiment tel que celui de l’amour d’une mère. Et pourtant, jusqu’à ce 30 janvier, la production a été copieuse : matches de foot, animaux, versifications, comptines, jeux de mots, événements, malaises, maladies….Ca tourne bien et à un niveau acceptable, mais va-t-on pouvoir prendre la tangente ? De toute façon, il n’est pas question d’atteindre le niveau d’écriture de Thalie de l’an dernier.

Poème sauvage.

Faites-moi danser sur un chant d’oiseau et de sanglots

Faites-moi danser sur de la poésie de rire et de ruissellerie

Pourquoi m’a-ton choisie pour aller dans un jardin de nuages

Pourquoi moi, pourquoi cette loi

…………………………………………………………..

J’ai vagabondé dans un jardin de laine blanche

J’ai ri dans des fêtes d’humeur et de joie.

Cette première expression d’un sentiment de Camille va-t-elle créer une brèche dans l’enceinte des acceptations actuelles de la classe ? Est-ce un premier virage. Est-ce l’amorce de l’accès à une nouvelle dimension de l’écriture ? Vers où cette classe qui a pourtant continué à bénéficier du même coefficient de liberté va-t-elle cette année diriger ses pas ? Cette année-là sera-t-elle celle des textes comiques, philosophiques, scientifiques, celle de la création orale collective, des pièces de théâtre, de la correspondance poussée, de la recherche historique..? On ne le saura qu’à la fin de la deuxième année. Tout est ouvert, tout peut encore survenir. Et, c’est passionnant

L’un des pas de côté qui, parmi tant d’autres, pourrait maintenant être effectué se trouve présent dans un autre texte, produit dans une autre classe :

« La nuit tombe, le soleil se couche. Les arbres s’endorment sous leurs racines. Les chiens aboient pour annoncer leur coucher du soir. Les branches aux boutons d’or se ferment au passage des gens. Et dans les landes piquantes, elles se baissent une à une. Pas un bruit. Le soleil tape les nuages d’une couleur étonnante. Et enfin le soleil meurt à son tour. Et mon cœur aussi.

Jacques C.M.1.

Mais ici, est-il seulement question de communiquer après avoir revécu ? Non, il s’agit plutôt d’une situation recomposée, sans doute à partir de l’expérience forte d’un coucher de soleil. Mais la situation n’est pas rapportée au niveau des faits. Les participants au crépuscule agissent. Il y a une sorte d’anthropologisation. Il semble que tout au long du texte court une sensation qui n’est exprimée qu’à la fin. Dans ces conditions, peut-on encore parler de « revivre ». Sans doute, mais c’est plutôt une reviviscence de sentiments. On ne revit pas la scène, on l’éprouve à nouveau en la faisant correspondre à la réalité intime. Mais c’est une scène reconstituée, réinventée. On glisse alors vers l’invention de situations où le réel s’efface pour offrir toute liberté à l’expression de soi.

C’est alors toute la gamme de l’expression poétique qui s’offre en balance continuelle avec les deux réalités extérieure et intérieure. Une sorte de tricotage. On se sert du texte libre pour relater ou pour s’exprimer plus ou moins suivant l’état du moment et le climat d’acceptation de la classe. On joue ou on fait mine de jouer.

Certains enfants sont conscients de l’artificialité de la chose.

« Le poème est avec le pétale qui lui tombe sur la tête. Le poème est beau et doux. Le poème est voyant.

Mais non; le poème ne peut avoir de pétale sur la tête. Il n’est pas non plus beau et doux. Et il n’est pas voyant.

Mais c’est nous qui l’écrivons. »

Mélinda (9 ans)

Puisque nous sommes ramenés au réel, abordons maintenant ce texte oral qui inaugura une nouvelle technique : la « poésie parlée ». Sa caractéristique essentielle, c’est le droit à des plages de silence. Alors qu’en parlant on craint toujours de rester subitement bloqué dans son émission, on a droit ici à des pauses. Le silence est parfaitement licite puisqu’il est inscrit dans la constitution.

 » Mon pouce saignait…pauvre pouce…ma mère était partie, avec la voiture, chercher le lait, au loin…et moi, j’étais tout seul dans le garage…et j’ai coupé mon doigt avec mon couteau d’indien…j’étais tout seul dans le garage…avec mon pouce qui saignait…tout seul dans le garage…tout seul…malheureux »

Lorsque Petit-Robin raconte cet événement qui sort de l’ordinaire horizontal, il doit le revivre de A à Z. Mais on sent qu’il le rétablit progressivement, morceau par morceau, à la faveur des pauses. C’est une reconstitution

Cela fait penser à la phrase « et il revit la scène » que l’on retrouve souvent dans des récits. Si c’est un verbe au passé simple, il s’agit de revoir, de l’extérieur. Mais si, comme ici, il est au présent, il s’agit de revivre, de l’intérieur.

Alors, me revient dans l’esprit cette idée du tâtonnement de l’inconscient que j’avais cru pouvoir repérer. En relisant les cinq centaines de textes de « Rémi à la conquête du langage écrit » (Odilon), j’ai vu peu à peu les choses se mettre en place. Par exemple, la souris apparaît de plus en plus souvent. Et cela se termine par la victoire sur le chat. Lorsqu’on apprend que « Souris » est le surnom de l’enfant, on pense que le chat ne peut alors représenter que le frère aîné. Même chose pour l’idée de l’ombre. Elle apparaît de temps en temps, légère, mystérieuse, douce, chantante même, puis elle se colore d’une légère inquiétude. Enfin, dans une série de textes à suspense, le bandit qui en avait pris la forme se trouve par deux fois définitivement éliminé. Rien ne se trouve revécu là, sinon une terreur datant de l’enfance qui se trouve ainsi effacée parce que dite, sublimée sous forme d’un roman policier utilisé par l’enfant pour transférer la peur à ses camarades. Et cette idée va se préciser plus nettement encore dans le texte oral suivant :

« Alors, le petit balai s’était marié avec la bouteille. – La bouteille s’est cassée. – Alors, la bouteille ne pouvait plus vivre. – Alors, le petit balai s’est marié avec un autre balai. – L’autre balai s’est cassé aussi. – Alors, la vache arriva se marier avec le petit balai.- -Alors, la vache, elle se tua car elle en avait marre du petit balai. – Et alors, le petit balai va chercher un cochon. – -Alors, le cochon s’est marié avec le petit balai. – Le petit balai se maria avec le cochon. – Alors, le cochon ne voulait plus vivre avec le petit balai. – Le petit balai se tua et alors, yen n’a plus de petit balai. – Et alors, le cochon va se marier avec une autre vache. – Et alors, la vache et le petit cochon faisaient toujours la bagarre. – Et alors, le petit cochon prend les pattes de la vache. – Et la vache tombe. – Et alors, la vache de ses cornes tue le petit cochon. »

Il s’agit évidement d’une autre situation avec un tout autre type d’enfant. Qu’est-ce qui se joue ou se rejoue en cette circonstance ? Cet enfant de sept ans vient d’arriver dans ma classe. Il s’est vite emparé des possibilités d’expression. Il commence par exprimer tout d’abord, dans un dessin, la haine qu’il porte à l’homme que je suis. Puis, il s’investit dans la chorégraphie qui lui permet, lui, si chétif, de diriger la classe entière et de goûter à la jouissance de la puissance. Enfin, il se met à travailler en se plongeant dans les fiches de calcul que, par chance, il apprécie. Mais tout est loin d’être réglé pour autant. Car il n’en finit pas de se poser une question : quel crime a-t-il donc commis pour se trouver ainsi exilé chez ses grands-parents, à 500 kilomètres de sa mère et de ses petites sœurs, alors qu’il ne se sent coupable de rien ? Ses parents étaient en train de divorcer. Et, chez certains enfants, cette situation retentit souvent très fortement comme ce garçon de six ans qui, de chagrin, après des disputes parentales, avait tué en deux fois les quinze poules du poulailler voisin (exactement comme dans le film si fort de Bunuel « Los Olvidados » (Les oubliés).

Que revit donc Christian dans son émission orale ? Rien de réel évidemment, sinon, souterrainement, les scènes familiales. Sans doute que, le matin, l’enfant n’avait aucune intention précise quand il avait dit : « Le petit balai s’est marié avec la vache ». Tout le monde avait ri, et, peut-être, l’enfant lui-même. Mais l’après-midi, devant le magnétophone, c’est cette longue suite de paroles qui est montée à la surface. Comment comprendre cette transposition dans la fiction ? L’enfant ne songe évidemment pas à restituer la situation vécue. Il démarre avec un petit balai – un petit balai !!! – Et le reste suit. Mais on sent bien que ce n’est que la transposition d’une réalité. Le thème va son chemin comme s’il était impossible de l’arrêter. C’est qu’il faut aller jusqu’au bout. Il y a une sorte de tâtonnement, plusieurs pistes se trouvent successivement suivies avant qu’on en arrive enfin à la vraie solution : le meurtre du petit cochon. Là, ça s’arrête définitivement. Mais qui était ce petit cochon ?

En cette occurrence, quelque chose a bien été revécu lors de la communication au groupe. Cependant, il est évident que l’enfant ne pouvait en venir à la réalité des faits. Mais s’est-il déterminé à prendre le chemin de la fiction pour exprimer ce qui lui pesait si fort ? J’en doute beaucoup. Il a démarré et, peu à peu, silence après silence, il en est venu à cette solution qui devait d’une certaine façon le satisfaire puisqu’il s’est arrêté aussitôt après. En communicant son drame personnel au groupe, il a fait son travail de rapporteur. C’est maintenant au groupe de s’en démêler. Evidemment, il n’y a eu aucune réaction immédiate. Mais si quelque chose s’est retrouvé repris quelque part, je n’ai pas su le repérer. D’autant plus que moi, membre important du groupe, j’avais été saisi par l’intensité de ce qui avait été ainsi communiqué. Heureusement que, dans cette classe, on pouvait se sentir autorisé à transposer tout ce que l’on voulait dans la fiction.

– Cependant, est-ce qu’en cette circonstance on ne sort pas du verbe « revivre » pour aborder le verbe « réparer » ? Aucune importance : comme je l’ai d’ailleurs signalé dès le début, ce serait trop simpliste de prétendre à toujours nettement catégoriser les choses. Les distinctions ne sont jamais nettes. Le sens des verbes se recouvrent fréquemment. Et nous sommes souvent dans l’indécis –

Mais, par hasard, alors que je travaille sur « revivre », je me trouve en situation d’interroger un adulte qui vient de découvrir avec ravissement l’album de photos de sa famille. « Qu’est-ce qui te plaît à ce point ? – Eh! bien cela me permet de boucher quelques trous de mon enfance. C’est comme si je rentrais en possession de nouvelles pièces du puzzle qui vont me permettre de donner encore plus de cohérence à certaines parties de ma vie. Ce sont des documents précieux pour moi – Tu cherches à retrouver des plaisirs disparus ? – Pas du tout, c’est pour mieux revivre dans mon esprit certains moments de mon enfance – Revivre ? -Oui revivre, mieux me représenter, être au plus près de ce qu’a été la réalité. »

Et, parallèlement, une autre personne se plonge dans d’anciennes lettres qu’elle vient de redécouvrir. Et c’est spontanément qu’elle utilise, elle aussi, le verbe « revivre »- « C’est fou comme les choses se remettent en place dans mon esprit. Je revois avec précision les lieux et les gens. » Je vais m’arrêter un peu à cela. J’ai en effet dans mon environnement des personnes qui ont relaté des moments de leur vie d’enfant. Et le plus curieux, c’est que, une fois transcrit sur le papier, elles n’ont plus envie d’y revenir. Ca s’est complètement effacé de leur mémoire. C’est ce que Simone de Beauvoir avait également constaté avec surprise C’est comme si, après avoir fait son rapport, le guetteur se trouvait en état de vacuité en attendant d’aller se poster à un autre moment de son existence qu’il était aussi impérativement nécessaire de communiquer au monde. La profusion de récits d’enfance est telle qu’il faut bien reconnaître que c’est une tendance de l’être humain. Il n’y a pas à chercher plus loin. D’ailleurs, la plupart du temps, il ne s’agit que de tranquilles témoignages du passé que l’on pourrait regrouper sous le titre : « C’était ainsi. »

Pour une raison ou une autre, toute vie est intéressante. C’est pourquoi chacun devrait pouvoir bénéficier intensément de la rédaction des circonstances de sa vie. Cependant, tout n’est pas perdu. Il est possible de compenser ce manque, à peu de frais, et sans trop de difficultés. Un jour, j’ai accompagné un auteur de souvenirs d’enfance chez l’imprimeur qui lui a gentiment dit : « Vous mettrez trois ans pour vendre ces mille exemplaires. » Mais, c’est en trois petits mois que tout s’est trouvé liquidé. Que s’est-il donc passé ? Tout simplement, les gens se sont précipités sur ce livre parce qu’ils y ont retrouvé leur vie. Des paroles comme : « C’était bien comme ça qu’on vivait » représentait pour l’auteur le meilleur des compliments. Pour trois mille personnes, quels moments de bonheur que ce livre ! Au noël suivant la publication, deux cousins se trouvaient face à face, tenant caché derrière leur dos, le cadeau qu’ils comptaient faire à l’autre. C’était le livre. Et par la suite, pour l’auteur, que de longues conversations au téléphone. « Ah! Oui, c’est vrai, il y avait ce marchand de bestiaux, et celui-ci et celle-là ». « Son père avait eu un accident ». »J’avais oublié qu’on se lavait dans une cuvette émaillée ». « Moi aussi, j’avais été quêteuse à l’église » « C’est vrai qu’on tirait le diable par la queue, mais on était quand même heureux dans notre nombreuse famille. » Jusque-là, dans cette zone rurale, personne ne s’était avisé de parler de cela. On se pensait si minuscule dans l’échelle sociale que jamais on n’aurait pu imaginer que cette si petite vie pouvait intéresser qui que ce soit. Et, en outre, à qui aurait pu venir l’idée d’en écrire parce que les livres ne se situent jamais à ce niveau d’aussi humbles détails. Et puis, écrire un livre, ce n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut sûrement être spécialement doué. Eh ! bien non, jusque-là, l’auteur n’avait jamais pensé à écrire. Mais, une personne, trop heureuse des bons souvenirs qu’elle avait gardés de ses vacances à la campagne, chez ses grands-parents, n’a pas pu s’empêcher, quoiqu’il puisse lui en coûter d’en témoigner dans une feuille de chou locale. Et c’est ainsi que, la vie d’inconnus, leur vraie vie, humble peut-être, mais valable puisque faisant partie de leur être, s’est trouvée portée à la connaissance de tous.

Il ne s’agissait pas de compenser, de rattraper, mais de restituer telle quelle cette réalité. Cela explique également le succès de beaucoup de romans d’enfance. Car s’il est vrai qu’on a vécu en dehors de pays de montagne ou de vigne ou de mer, on retrouve des échos des moments que tout être humain doit vivre d’une manière ou d’une autre. Il s’agit encore de se retrouver soi, mais soi-même autre (ego-alter) dans des environnements différents.

Mais la littérature n’est pas seule concernée. En poussant un peu plus loin ma réflexion, je m’aperçois que ce verbe qui ne me disait rien recouvre en fait des quantités d’éléments incontournables qui regardent également le cinéma, l’histoire, la photographie, l’art, les archives…Et tout spécialement la justice, car c’est tout un ensemble de magistrats, policiers, avocats, témoins qui essaient alors de reconstituer la vérité des faits.

Evidemment, tout ceci ne nous concerne guère, nous, maîtres du primaire. A ce niveau, je n’ai guère connaissance de textes qui parlent de revivre l’enfance car elle est si proche qu’il est difficile de prendre du recul. Je n’en ai retrouvé qu’un seul :

« Un jour, j’étais petit. J’étais allé à l’école maternelle. J’avais quatre ans. J’étais parti à la maison. J’avais rencontré un camarade. Il m’avait dit : « Tu n’as pas peur ?-Si – Mais ma soeur arriva. Elle me dit : « Reste-là « Je lui dis oui. Alors je m’ennuyais. J’étais triste. Un monsieur m’amena chez moi. Ma sœur n’arrivait pas. J’étais inquiet après elle. J’avais peur. J’étais malheureux. » Jean-Yves (8 ans)

Alors, qu’est-ce qui nous reste à faire? Nous n’avons certainement pas à nous préoccuper de psychanalyse, de psychothérapie; mais, une fois de plus, à nous soucier seulement de créer un climat de communication ; les enfants en faisant ce qu’ils veulent. Mais il est impossible de terminer sur ce sujet sans présenter la si étonnante « poésie parlée »de Francis. Le droit aux pauses permet de voir comment, peu à peu, pas à pas, silence après silence, ont pu surgir du fond de l’être des paroles qui ne seraient pas remontées au jour autrement.

 » Il faisait de la neige…Mon petit chat était dehors…Je lui ai dit de rentrer, mais il n’a pas voulu….il était tout blanc comme un bonhomme de neige…il m’a fait peur…Je suis allé me cacher…Après, je me suis enfoncé dans la neige…J’étais bien au chaud dans la neige…Mon père est sorti avec une tranche…Il a creusé la neige…Il m’a coupé la tête et je ne pouvais plus parler…Il m’a cassé la main…puis, c’était l’autre main et les deux pieds…Et je ne pouvais plus bouger. »

Il ne s’agit pas de régression qui est souvent de l’ordre de l’inconscient, mais de tentative de retour volontaire à des situations anciennes. Parfois, on a l’impression que l’on prend conscience d’être dans une impasse et on essaie de revenir en arrière au moment où on a fait le pas de côté qu’il ne fallait pas faire. Ce peut être également parce que précisément, on n’a pas fait le pas de côté qu’il fallait faire. Cela marchait si bien qu’on a continué tout droit sans s’apercevoir que le monde avait changé et qu’il était tant de prendre un virage. Alors, on tend à gommer tout ce qui a été produit d’inadéquat pour repartir cette fois sur de bonnes nouvelles bases. Par exemple, avec l’arrivée des maths modernes, on a mis du temps à percevoir qu’on ne nous demandait plus de former des calculateurs mais des mathématiciens, non seulement parce que les calculatrices rendaient les compétences beaucoup moins indispensables, mais parce que la survie exigeait maintenant qu’on soit directement moins tributaire du réel. Cependant, il fallait tout de même se préoccuper des nombres mais dans une optique plus mathématicienne des relations qui pouvaient exister entre eux. Bref, il fallait porter davantage d’attention au monde trois des idées auquel ils appartenaient et moins au monde un des objets où ils n’étaient considérer que comme des « nombres de », c’est-à-dire des quantités d’objets à côté de nombres considérés comme des opérateurs. On voit l’erreur possible du tout ou rien . Bon, on abandonne les nombres. Non, il faut y revenir mais avec un autre regard.

rattraper

Mais évidemment c’est ne regarder les choses que par le petit bout de la lorgnette. C’est infiniment plus profond. Combien de fois on se dit : « Ah! Si j’avais fait cela au bon moment ». Evidemment, la plupart du temps, on ne peut plus changer les choses, faire que le petit frère n’ait pas à regretter votre départ, revenir de l’exil par une tactique de maladie, éliminer l’oppression que l’on a subie, faire renaître un objet d’amour, retrouver la maison détruite, reconstruire une œuvre originale définitivement effacée…. Cependant, il y a plusieurs recours possible. Lors de ma participation à plus de quatre cents « co-biographies », j’ai pu découvrir tout un arsenal de tactiques de rattrapage : une animatrice qui avait été persécutée par une maîtresse de couture avait tenu à établir un atelier de couture dans sa structure d’animation. Un orphelin avait créé un orphelinat ; une femme battue, une structure d’accueil des femmes battues ; une ancienne droguée une aide aux droguées. En tant qu’enseignant dans un I.U.T-Carrières sociales, j’ai été confronté à des quantités d’investissements de ce type. Et mon propre engagement dans la pédagogie Freinet a certainement pour source ce que j’ai vécu à l’école et la blessure de l’âme que j’ai reçue à douze ans quand, à l’occasion de mon départ en exil, j’ai découvert l’amour que me portait mon petit frère. Si bien que j’ai toujours travaillé pour les 6 à 9 ans et ce qui en restait dans les 18-35 ans que j’ai connu par la suite.

Oui mais, de telles réalisations pratiques ne sont pas encore possibles au niveau de l’école. Heureusement, il reste ce merveilleux recours à l’imaginaire.

Il y a tout d’abord, me semble-t-il, une sorte de rattrapage d’une ancienne sérénité, de l’équilibre que l’on connaissait,  » avant ». On raconte ce qui est arrivé sous une forme ou une autre. Et certains textes ont alors une tonalité dramatique.

Par écrit : la douleur de l’exil, très loin de la maison : « J’ai rencontré un petit oiseau On s’est parlé de nos parents qui sont disparus.etc… »

La famille à vau-l’eau : »Le monde était plein de catastrophes… »

Le père injuste » C’est un clown à la noix de coco… »

La peur de « Petit Jean-Lou » de rester petit : « Le petit géant pleure dans les bras de sa mère. -Regarde en bas – Non, j’ai le vertige. »

« La blessure avec un couteau dans la cave.

Oralement, le divorce des parents : « La vache et le cochon faisaient toujours la bagarre.etc… »

« Oralement : Une vie infernale à la maison :

« J’étais bien au chaud dans la neige. Mon père est sorti avec une tranche. Il a creusé la neige. Il m’a coupé la tête et je ne pouvais plus parler ; une main, l’autre main, les deux pieds et je ne pouvais plus bouger. »

En chantant : l’horreur d’une corrida.

En maths : une souffrance : « J’ai un problème : j’ai 10 x et 5 y : Je coupe les pattes à 5 x et je noie les cinq y »

Par le dessin pour plusieurs enfants : La mort de la petite sœur. La maladie de la mère. L’inconvénient d’être étrangère. Le dommage de la pauvreté. La haine d’un prêtre. Le dépit de la faiblesse devant la puissance des forts. …

Mais on ne se contente pas d’exprimer sa situation malheureuse, on agit pour qu’elle se transforme, en parlant : « Je n’aime pas mon petit frère. Je l’emmènerai à la boucherie ou, plutôt, non, je le mettrai dans une cabane à lapins, je lui donnerai de l’herbe et quand il sera assez grand : Tec!  »

« Non, ce sera lui qui sera tué et mangé pour le méchoui! »

Par écrit : « La petite souris fait peur au gros chat. »

Il arrive des quantités de mésaventures à la vieille mémé à moto (le père qui a trente ans de plus que la mère).

Oralement : L’enfant unique rêve d’une île pour lui et ses copains. Le faible d’une famille nombreuse rêve d’une île pour lui seul.

réparer

Au début de ma réflexion sur ce que cherche l’être humain, j’avais pensé à : « revivre pour réparer ». Mais c’était trop long pour un titre. D’autre part, lors d’un séminaire de philosophie sur la violence où j’avais eu l’occasion d’exposer mes onze verbes, deux prêtres m’avaient dit : « Toi qui es athée, tu devrais te méfier du mot « réparer » qui véhicule trop de connotations religieuses. »

Alors, j’ai pensé un moment à « rattraper ». Mais ce verbe est insuffisamment flou pour couvrir un vaste espace de significations. Aussi, je conserve « réparer » en tant que verbe générique englobant à la fois : rattraper, compenser, atténuer, diminuer, effacer, se venger, rétablir, recoudre, cicatriser, combler, reconstruire, refaire, retrouver, restaurer…

Si l’on veut examiner les incidences de cette recherche de l’être humain dans l’optique d’une pratique pédagogique, il faut nécessairement s’assurer préalablement de la réalité des blessures du corps et de l’âme et voir comment les êtres humains y font face. Il se trouve qu’à l’I.U.T-Carrières sociale, j’avais accompagné les étudiants dans l’établissement de leurs grilles de lecture de vie et, par la suite, à la demande de certains d’entre eux, j’avais continué à tenter d’aider ceux qui voulaient un peu mieux comprendre comment on les avait « devenus » ce qu’ils étaient. Si bien qu’à la suite de nouvelles demandes, j’ai participé à environ quatre cents « co-biographies ». J’ai eu ainsi connaissance de nombreuses trajectoires de vie, ce qui m’a permis de vérifier à la fois la double réalité des blessures et des tactiques de réparation. Un moment, j’ai été tenté d’en reprendre ici les divers éléments, mais il y a mieux à faire en cette circonstance. D’ailleurs, les livres de Cyrulnik : « Un merveilleux malheur », et « Les vilains petits canards » sont remplis d’anecdotes suffisamment parlantes.

Dans la vie, on répare après un orage, une tempête, une usure. Mais on cherche aussi à réparer un affront, une injure, une blessure de l’âme, une mortification, l’annonce d’un destin catastrophique. Combien de vies ont été gâchées par la petite réflexion d’un père, d’une mère, d’un instit, d’un prof, d’un voisin, d’un oncle, d’un médecin…..réflexion du type : « Tu es instruite, mais tu n’es pas intelligente », « Ton frère aurait fait ça en cinq minutes », « Tu finiras clochard », « Tu n’as aucune idée », « Tu ne penses jamais à rien », « Tu ressembles bien à ton père: tu…etc » , « Là, je retrouve ta mère : vous…etc », « Je ne te comprends pas, tu n’es pas normal ». Plus grave encore : une conversation, surprise par hasard, informe l’enfant à propos d’une réalité catastrophique : « En fait, elle n’est pas ma fille. »Ou bien encore : « Nous ne voulions pas d’enfant, mais nous avons été piégés par la méthode Ogino. »

Inutile d’insister ; chacun pourra trouver dans son environnement des quantités d’exemples de telles petites phrases durement destructrices. Heureusement, ma longue pratique m’a permis de repérer également les tactiques des uns et des autres pour atténuer la douleur, pour cicatriser la plaie, pour trouver un équilibre et même, comme le dit Boris Cyrulnik, se servir de sa situation adverse pour rebondir plus haut.

Lors d’une intervention dans un institut de formation, j’avais été frappé par les paroles d’un étudiant qui, en se cognant à deux tables lors d’un déplacement, avait fait un bruit terrible. Pour intégrer à la séance cet événement qu’on ne pouvait ignorer, j’avais dit sur le ton de la plaisanterie : « Un psychanalyste dirait peut-être qu’il n’a pas dû être aimé quand il était jeune puisqu’il a besoin de se rappeler ainsi à l’attention de tous. »

Tout le monde avait ri de cette psychanalyse de pacotille. Mais, après la séance, ce garçon était venu me trouver :

« Tu ne peux savoir à quel point ce que tu as dit me concerne. J’ai été un enfant abandonné. Et, à l’Assistance publique, on n’a rien trouvé de mieux que de m’appeler Petiot à cause de mon apparence chétive. Mais pendant toute mon enfance, je me suis dit :  » Non, je ne serai pas toujours Petiot ». Aussi, je me suis mis très tôt aux sports de combat. Et j’ai eu l’impression de réussir à rattraper enfin la situation lorsque je suis devenu international de lutte libre ».

Les noms peuvent donc se trouver ainsi à l’origine d’un engagement profond dans un domaine quelconque. On pourrait également signaler l’importance du prénom donné par les parents : celui d’un grand-père, celui d’un frère tué à la guerre, celui d’un enfant décédé, comme celui de Vincent Van Gogh qui, chaque matin, en descendant l’escalier pour aller dans la cour, voyait devant lui la tombe d’un Vincent Van Gogh, né et mort une année, jour pour jour, avant lui.

Les tactiques de rattrapage sont variées à l’infini. Lors d’un entretien de sélection, j’avais interrogé une fille sur ses motivations à être animatrice. Je lui disais : « Je ne comprends pas pourquoi tu t’orientes dans cette direction. Ca me dérange car c’est contraire à la théorie que je me suis constituée. – Alors, c’est qu’elle est fausse. – Sans doute. En effet, tu as un père industriel et une famille aisée qui réussit pleinement. Je ne vois pas ce qui pourrait être à la source d’un désir de compenser quelque chose ou d’aider à le rattraper par l’animation. – Eh bien ! Mon père est de l’Assistance publique. Il ne nous l’a jamais dit, mais ma mère nous l’a révélé en secret. – Ah ! Oui. Hum ! Mais pourquoi ta sœur s’orienterait-elle vers l’Education Spécialisée ? – Notre frère aîné est handicapé. »

J’en étais resté bouche bée. J’avais d’ailleurs reçu cela comme une gifle. Mon indiscrétion m’avait fait rentrer de plain-pied dans la famille de cette candidate. Ce n’est pas du tout ce que je cherchais. Mon intention, c’était de la faire parler d’elle pour tester un peu, dans ce peu de temps dont nous disposions, sa lucidité sur son environnement, lucidité bien nécessaire pour la pédagogie difficile que nous proposions alors et le genre de métier auquel elle se destinait. Et voilà qu’elle me fournissait une brutale confirmation d’une hypothèse plutôt hasardeuse. Mais, depuis, j’ai pu constater que de nombreuses vocations s’inscrivaient réellement dans un vécu personnel. En huit années d’I.U.T.-Carrières sociales, j’ai eu de nombreuses occasions de vérifier des désirs de compensation de ce type. Le mari d’Elisabeth, orphelin élevé par sa grand-mère qui avait failli le tuer deux fois, n’avait jamais pu poser sa valise nulle part. L’amour d’Elisabeth, quel havre merveilleux ! Et avec quelle énergie, ce couple tenait haut le foyer d’enfants abandonnés qu’il avait créé. Marie-Françoise qui, malgré ses diplômes d’études supérieures, n’ambitionnait que d’être maîtresse de couture, même auxiliaire, parce qu’à quatorze ans, elle avait été terriblement persécutée par une maîtresse de couture. Et ces deux animatrices qui travaillent dans le même foyer d’accueil, l’une écrasée par un amour maternel « criminel » s’occupe « naturellement » de réinsérer dans le goût de vivre des jeunes étouffées par leur milieu familial. L’autre, avec son passé de droguée, de barjo, de femme tabassée s’occupe du secteur « marginales et femmes battues ».

Mais je n’oublie pas mon projet initial qui est de tirer de la prise de conscience d’une forte réalité des conclusions pour une pratique pédagogique raisonnée. En relisant le livre de Freinet : « Psychologie sensible – appliquée à l’éducation », j’ai retrouvé cette idée de sublimation qui m’avait tant surpris autrefois. Un jour, après avoir souvent essayé de saisir ce qui était à la source du comportement des autres, je me suis interrogé sur les miens propres. Et j’ai compris la raison de certaines de mes surprises. Voilà : j’ai longtemps obéi à l’injonction maternelle « Tu ne sauras jamais rien faire de tes dix doigts ». C’est vrai que je suis comme allergique aux objets. Je manque vraiment de patience à leur endroit. Cependant, il y a des domaines où je ne me reconnais plus. Moi, qui suis plutôt du type papillonnant, je suis, dans certaines circonstances, capable de m’inscrire longuement dans la durée. Par exemple, pendant cent heures, j’ai pu monter une bande magnétophonique de 3 minutes 45, à partir d’une bande enregistrée de 21 minutes, par 35 degrés à l’ombre et avec une main dans le plâtre. Pendant deux mois d’été, j’ai également réalisé le dallage d’une allée à partir de morceaux de granit ramassés dans les grèves et sur le bord des routes. Et, sur un très long temps, j’ai aussi travaillé à la réalisation d’une mosaïque en taillant des pièces de petit format dans des débris de vaisselle ramassés n’importe où. Quand je me livre à ces activités, je me transforme complètement ; je connais alors une sorte de tranquillité, de sérénité incroyable. Je suis véritablement un autre. Je crois maintenant savoir pourquoi : ces activités ont quelque chose en commun ; il s’agit, à partir d’éléments sans aucune signification, de constituer une œuvre qui a une unité. C’est comme si je voulais reconstruire l’unité de la famille qui s’était soudain dispersée quand j’avais douze ans. Cela n’a d’ailleurs pas suffi à complètement me délivrer. Il a fallu que j’en vienne finalement à l’écriture d’un livre où je décrivais entre autres choses la scène de notre arrachement fraternel. Pour nous séparer, il avait fallu traîner mon petit frère sur le quai de la gare. « L’enfant dicte, l’adulte écrit ». Cette découverte de l’amour que me portait mon petit frère de six ans explique peut-être le fait que je sois resté trente années avec des 6-9 ans et que je me sois toujours dévoué à leur cause. Cela explique peut-être aussi l’émotion que j’avais ressentie un jour en voyant la centaine de musiciens d’un orchestre travailler à l’exécution parfaite de la cinquième de Beethoven. Tant d’efforts particuliers pour donner une unité parfaite à un tel ensemble !

A propos de mes productions, pourrait-on parler d’une fonction de l’art ? Non, évidemment. Cependant, je peux cerner la chose d’un peu plus près en parlant de l’activité d’une personne qui s’y trouve immergée. Elle voit deux possibles raisons à sa pratique heureuse de la gravure. Elle avait un grand-père par alliance qui la méprisait. Et elle dit maintenant à ce carrossier de grand-père disparu : « Eh ! Il n’y a pas que toi à pouvoir faire des belles choses avec du métal. » D’autre part, avant d’être recueillie par sa mère, sa grand-mère taillait des patrons pour réaliser des vestes et des robes. Aussi, lorsqu’elle crée des grandes plaques faites de puzzles, cette artiste a l’impression de retrouver les patrons réalisés par sa grand-mère qui lui avait ravi sa place dans la famille quand elle avait un an. Mais, quoique familière de l’écriture d’invention, j’ai tendance à penser qu’elle ne se délivrera vraiment de la douleur de cette éviction que lorsqu’elle se décidera enfin à en écrire. Car c’est une sorte de miracle : très souvent, une fois mis sur le papier et communiqué, il ne reste plus rien de ce qui fit tant souffrir. Mais comment y croire tant qu’on ne l’a pas expérimenté par soi-même. Pourtant, cela peut vraiment se produire comme j’ai pu récemment le constater chez une personne qui, après cinq ou six décennie, s’était enfin décidée à rédiger pour sa famille le récit des circonstances de la blessure d’âme qu’elle avait reçue à l’âge de sept ans. Il était temps.

Georges Mauco, un psychothérapeute disait :  » Je ne connais rien de plus émouvant que de voir un homme de quarante ans se délivrer avec des sanglots de bébé d’un chagrin d’enfance qu’il n’avait pu exprimer jusque là. » Eh bien ! S’il avait pu le faire sous forme plus ou moins symbolique avant dix ans, c’est une trentaine d’années de mieux-être qu’il aurait gagnées.

Envisageons donc maintenant ce qui peut se faire à l’école primaire.

J’en suis bien informé parce qu’en dehors de mon expérience personnelle, j’ai pu suivre d’assez près cinq classes également engagées dans l’expression. En ce qui me concerne, j’ai introduit l’expression libre dans la mienne dès le début de ma carrière. Et, sur un très long temps, j’ai pu en voir se développer les divers avatars en fonction de mes progrès pédagogiques et de mes prises de conscience successives. D’autre part, je me suis trouvé dans des classes où les problèmes psychologiques étaient réels à cause de la longue absence des pères ou des familles. Et c’est tout naturellement que des enfants se sont emparés de la possibilité offerte pour s’exprimer à un niveau d’intensité que je n’aurais jamais pu imaginer. De plus, j’ai travaillé dans la durée sur un même poste et en continu puisque j’ai toujours eu un c.p-c.e.1 (c.e.2). Et j’ai même continué au niveau adulte parce que la compréhension des attitudes des enfants m’avait rendu capable d’aider à lire utilement des trajectoires d’étudiants. En m’intéressant ainsi aux possibles sources des comportements des enfants pour essayer de mieux les aider, j’étais rentré sans le savoir dans le domaine de l’éthologie. C’est sans doute pour cette raison que Boris Cyrulnik avait trouvé passionnante ma brochure : « Les co-biographies dans la formation » qui est une sorte de « petite éthologie portative » que l’on peut aussi trouver sur le site : « freinet.org/icem/archives »

Bon, revenons-en à l’école primaire. Incontestablement, l’écriture y est le principal moyen du mieux-être. On peut tranquillement s’y livrer parce que, par chance, c’est précisément la maîtrise de cette discipline que demande l’école. Mais pour que les enfants puissent s’en emparer, il faut qu’ils aient la possibilité de s’y exercer souvent et longtemps. L’observation de la trajectoire d’un dyslexique me l’avait fait comprendre. Il partait de bien bas sur le plan de la forme puisque pour dire : « Les singes jouent à la danse dans la forêt, mais l’éléphant arrive et le petit bonhomme dit : « Vous êtes fous de danser. » Mais le renard était là. » il avait écrit ce 15 janvier du C.P. : « les otet sant a la dean ods la rafa mé me fan a fié et lé piteit dit sfau uset same drit mé le rane et été la »

Il avait évidemment fallu qu’il m’en donne la traduction.

Par chance, il avait toujours quelque chose à dire et, dès le premier trimestre du c.e.1., à la suite de la recopie de la correction de ses textes quotidiens, il avait maîtrisé sa dyslexie. Je m’intéressais principalement à son expression. Mais je me suis trouvé au comble de la stupéfaction quand, soudain, au début du mois de mai de sa troisième année dans ma classe, alors que personne ne s’y attendait et, peut-être même pas lui-même, il avait totalement effacé le souvenir des terreurs de sa petite enfance en trouvant, comme Hitchcock, le moyen de basculer dans la sérénité en flanquant la peur aux autres à l’aide de ses textes à suspense. Oui mais, il lui avait fallu écrire 530 textes avant d’arriver à ce stade supérieur d’expression.(Voir : « Rémi à la conquête du langage écrit.- Odilon)

Donc, dans ce domaine, il me semble qu’une pratique en continu de l’écriture pourra aider vraiment des enfants à trouver un équilibre suffisant pour la suite de leurs études. C’est d’ailleurs cet écrit qui m’avait permis de m’ouvrir un peu plus aux problèmes des enfants alors que, jusque-là, je me contentais d’être un instit soucieux de la forme. Quoi ! Je pouvais être aussi un être humain ? Mais dans le fonctionnement un peu routinier de ma classe, il avait fallu que la pression soit forte pour qu’au beau milieu d’une séance de calcul, Jean-François se précipite brusquement sur son cahier de brouillon pour écrire ce texte d’une quarantaine de lignes :

« Texte de petit oiseau.

Aujourd’hui, je suis tout seul dans la forêt. Je vois le petit oiseau qui danse. C’est merveilleux : je lui parle, il me répond comme une grande personne. Après, il part. Je lui dis : « Reste avec moi, mon petit oiseau. Tu es gentil, tu es mon copain. Tu es le meilleur petit oiseau. » Après, je vais à la maison comme un pauvre malheureux quand je pense au petit oiseau qui parle comme une grand personne. C’est ingrat un petit oiseau. Je pleure pour ce petit oiseau. Je vais me promener dans la forêt. Je vois le petit oiseau qui pleure aussi. « Ne pleure pas mon petit oiseau. Tu es mon copain. Tu remplis mon cœur de joie ».

J’ai les larmes aux yeux. Il me répond des histoires. Il me dit : « Mais j’ai perdu ma maman. Tu ne savais pas ? J’ai pleuré, tu sais ; mon papa aussi. »  C’est pas chic quand son papa et sa maman sont morts. « Je te dis au revoir, mon petit oiseau ».

Je m’en vais triste et malheureux. Un moment après, je l’entends pleurer. Je vais en courant le voir (…………….). Maintenant il est temps d’aller à la maison. Je vais rester une heure pour lui faire plaisir. On se raconte des histoires de notre papa et de notre maman.  »

Ce petit Parisien avait été mis en pension chez sa grand-mère. Son père étant mort de maladie, sa mère s’était remariée et avait eu trois petites filles. Et il avait fallu se débarrasser de Jean-François à cause du logement devenu trop petit.

A partir de ce moment, j’ai été plus sensible aux textes parfois bizarres qui émanaient de mes petits Parisiens en exil ou de mes fils de marins au long cours. Et puis, peu à peu, je me suis aperçu que beaucoup d’autres enfants de la vie ordinaire se servaient également de l’écriture pour régler des problèmes vécus dramatiquement à leur niveau. Le petit livre : « Le texte libre…libre » (Odilon) comporte beaucoup d’exemples de ces tentatives de compensation, d’atténuation, d’effacement des blessures. Mais il faut que le maître soit généreux sur le plan du temps et de l’accueil : les choses ne remontent pas immédiatement à la surface, loin de là. Bien entendu si elles doivent ou peuvent remonter.

Aussi, cela me fait bouillir lorsque je constate que certains enseignants demandent que soit obligatoirement inscrite au minimum sur le plan de travail de la semaine, la rédaction d’un texte. Quelle erreur ! (Quelle horreur !) : écrire ne devrait pas être un devoir, mais un droit à une expression généreuse, d’ailleurs utile à la maîtrise de la forme et au développement des idées. Personnellement, lorsque j’en ai compris la nécessité, je suis sorti de mes routines d’enseignement et j’ai réussi à aménager sans aucun dommage des espaces suffisants d’expression.

Certains pourraient me dire que je suis obsédé par une lecture psychologique des textes. C’est vrai que j’y suis sensible. Mais le livre cité comporte beaucoup de textes fournis par des enseignants stupéfaits que ça puisse aussi se produire chez eux. Pour en revenir à notre sujet, signalons que l’écrit permet de cicatriser des plaies, de trouver des défenses, de réaliser des contre-attaques sur le plan symbolique pour, par exemple, ridiculiser un père injuste, une mère super-protectrice, un père hors mode, un frère oppresseur ; pour exprimer une crainte de rester petit, dire la détresse d’une solitude, contester la pauvreté en parlant d’or, se délivrer oralement d’une faute et se précipiter sur son cahier pour écrire aussitôt son bonheur de cette libération.. L’écriture, c’est vraiment une aide à mieux vivre.

Ce n’est pas toujours, ni même souvent, directement lisible. Aucune importance, le subconscient de l’enfant sait ce qu’il fait. Cela suffit. D’ailleurs, cela ne nous regarde pas. Voici un texte que l’on sent chargé d’on ne sait trop quoi. Qu’importe! :

« Mer je te craque entre mes deux mâchoires d’ivoire. Mer viens me voir auprès de mon lit que je te caresse avec mes poings de fer qui te briseront au coup de sifflet. Mer mon fidèle rocher te décochera un coup de sabot pour que tu recules dans ton territoire de coquillages. »

Dès que l’on permet l’expression libre, on a une grande quantité de textes surprenants de ce type. Il suffit de sereinement les accueillir.

L’oral est également un outil de beaucoup d’importance, comme on a pu le voir dans mon article « Revivre. » J’y avais donné trois témoignages forts : »le pouce qui saignait », « le petit balai », « la neige ». Mais comme nous avions une demi-heure de « techniques parlées » par jour, j’ai pu enregistrer dans ce domaine beaucoup d’autres exemples de l’utilisation en parallèle de l’oral. Et, tout particulièrement, la guérison d’un bégaiement due très probablement à l’expression sans ambages d’une hostilité. J’avais cru en effet percevoir que, dans ses textes, Loïc exprimait la haine qu’il vouait à son petit frère. Pour le vérifier, j’avais rassemblé tous ceux qui avaient des petits frères pour en parler…comme ça. Mais, à notre très grande surprise, ce garçon s’était aussitôt déchaîné : « Moi, je n’aime pas mon petit frère. Je l’emmènerai à la boucherie. Ou plutôt, non : je le mettrai dans une cabane à lapins, je lui donnerai de l’herbe et quand il sera assez gros : tec ! » Cette haine fraternelle est fréquente, beaucoup d’enfants se trouvant durablement et parfois catastrophiquement déstabilisés par la naissance d’un suivant. Ici, c’est d’ailleurs à celle du petit frère que le bégaiement était apparu. L’annonce du meurtre symbolique semble avoir permis de rétablir la situation en cette circonstance.

J’avais donc aménagé aussi un espace de temps régulier pour l’oral. Mais il faut laisser se faire les choses. Des enfants ne monteront progressivement à la pointe de la pyramide de leur parole nue qu’en s’arrêtant aux paliers de décompression nécessaires, en fonction du climat de sécurité offert par la classe.

Comme j’avais décidé de permettre l’expression tous azimuts, les enfants avaient droit aussi à une demi-heure quotidienne d’improvisation chantée. On pouvait se le permettre, le travail scolairement sérieux ayant été réalisé le matin. Et, là également, j’ai eu des surprises. Généralement, comme les peuples l’ont toujours fait dans des complaintes, des litanies, des mélopées, l’enfant s’installait dans une tessiture réduite à trois ou quatre notes. Et l’absence d’événements sonores qui auraient maintenu la conscience en éveil permettait au subconscient de se manifester. Certes, sur le plan musical, ce n’était pas terrible, mais il s’agissait bien de cela ! Là aussi, il a pu s’en dire des choses. Mais je ne l’ai su que bien des années plus tard en écoutant les enregistrements ou bien, même, directement de la bouche des auteurs devenus adultes. Par exemple, Philippe m’avait dit que s’il avait brutalement introduit un second couplet sur un taureau dans son improvisation sur le printemps, c’est parce que, la veille, il avait été choqué par la description d’une corrida que lui avait faite sa tante, à son retour d’Espagne. Mais, sans l’avoir cherché, on percevait souvent directement la haine d’un père injuste, l’incohérence d’un autre, l’hostilité à la mère…Quelquefois, les choses étaient clairement annoncées. Ainsi, Christian (C.E.1) chantant en tournant en rond :  » L’éco-o-le, c’est du-ur. Je tue les élèves et le maître. » Mais je dois signaler que, parfois, c’est la beauté musicale qui prenait le dessus. Cela nous avait valu en particulier un premier prix au C.I.M.E.S. (Concours International du Meilleur Enregistrement Sonore). Ceci pour ne pas oublier que, comme tout langage, le chant est riche de beaucoup de composantes.

Mais la « réparation » peut également constituer un des aspects de l’activité graphique. C’est la brochure : « Qu’ont-ils fait du dessin ? « (éditions icem) qui nous apporte le plus sur ce plan. L’agressivité des garçons y est particulièrement sensible : on attaque un personnage puissant jusqu’à sa destruction : »Ce sera lui qui sera tué et mangé pour le méchoui! » ; on ridiculise chaque jour un tourmenteur familial ; on démolit un visage honni de vingt façons différentes. Mais il est aussi souterrainement question de la mort de la petite sœur, de la maladie de la mère, de l’inconvénient d’être étrangère, du dommage de la pauvreté, de la haine d’un prêtre, du dépit de la faiblesse devant la puissance des forts…Ce qui n’empêche pas que l’art y trouve également sa place.

Cette multi-possibilité de s’équilibrer devrait intéresser tous les enseignants, même ceux qui se focalisent sur l’acquisition des connaissances, car l’équilibre ainsi obtenu permet de pouvoir faire objectivement face à la demande scolaire.

A mon avis, le parcours est tout tracé pour l’enseignant : il s’informe d’abord de la réalité des choses, et si elles lui semblent réelles, il introduit progressivement dans sa classe les différentes formes d’expression en fonction de son tempérament particulier, de ses prises de conscience et de ses conditions de travail. Cependant, une véritable formation permettrait de gagner du temps. On peut certes se la donner entre nous. Mais on devrait, au moins, pratiquer à l’I.U.F.M la libre écriture collective qui est à la portée de tout le monde. Et aussi accéder aux nombreux documents qui démontrent qu’un enfant ne saurait être sans dommage réduit au rôle d’élève obéissant et discipliné, jamais maître de ses parcours.

réjouir

J’aborde maintenant rapidement parce que ce n’est pas net dans mon esprit cette question de la réjouissance que je suppose véritable. Il me semble cependant avoir quelques données. Je pense à Hervé qui, dès qu’il l’a pu s’est acheté un camping-car pour sa femme et son fils pour retrouver les joies qu’il avait connues dans son enfance avec ses parents qui avaient une caravane. Et combien voit-on de gens qui n’ont eu de cesse de retrouver la situation heureuse qu’ils aient également connue.

Oui mais quelque chose de ce type est-il repérable au cours d’une vie en primaire peut-être au second degré. Cependant, il faudrait examiner également les productions d’ordre symbolique: écriture, oral manuel peinture etc. A voir

Cependant je peux dire que je connais un individu qui se trouvait dans sa farine lorsqu’l faisait de la mosaïque du dallage de récupération ou du montage magnétophonique alors qu’il n’était pas du tout manuel. Il était emporté lors de sa création mais il ne s’agissait pas de copier ses parents ou ses frères. Il s’agissait, en partant d’éléments qui n’avaient aucune signification en eux-mêmes : débris de vases de couleur, pierres recueillies de droite et de gauche, bandes enregistrées de 19 cm de constituer un ensemble qui ait du sens. Comme s’il s’agissait de recomposer la famille heureuse jusqu’à son âge de douze ans et qui s’était éclatée définitivement à cette époque.

Tout ce ci est à reprendre évidemment. Mais on peut repérer ça dans les créations orales. Par exemple la nostalgie de la vie intra-utérine etc.

L’enfant dicte, l’adulte écrit. Mais nous pouvons faire en sorte que l’enfance puisse être une enfance apaisée. Et l’écriture de l’adulte sera plus heureuse? Exemples de langages.

L’imaginaire.

Paul Le Bohec

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